Quand le nouveau Michelin est dévoilé en France, on se contente d'un solennel pince-fesses au quai d'Orsay avec Laurent Fabius en hôte de charme. Les Anglais, eux, voient les choses en grand. Pour cette treizième édition du classement 50 Best, ils avaient investi le Guildhall à Londres, un ancien hôtel de ville du XVIe siècle reconverti en galerie d'art et, occasionnellement, en salle des fêtes. La veille, les organisateurs avaient annoncé qu'il s'agissait de la dernière édition londonienne. Dès 2016, les festivités se poursuivront à New York. «Ils ne veulent pas être uniquement associés à l'Angleterre, analyse un agent de chefs. Ils veulent voir plus large.»
L’impression d’assister à un mariage
Autre explication plausible : puisque le classement s’enthousiasme de plus en plus pour l’Amérique Latine, autant ne pas mettre un océan entre les chefs primés et la cérémonie. Sur le parvis devant le Guildhall, pas de tapis rouge, mais un «photocall» dans les règles de l’art. A l’intérieur du bâtiment, la densité de la salle de cocktail rappelle le RER A en direction de la Défense de bon matin. Côté style, les chaussures pointues et les choucroutes laquées évoquent plutôt un mariage bourgeois. Au milieu de cette faune très homogène, des stands de sponsors plus ou moins adaptés à l’occasion : Veuve Cliquot arrose la compagnie, Norge Seafood entasse d’énormes poissons au milieu de la salle. Finalement, l’impression d’assister à un mariage l’emporte. La remise de prix a lieu dans une grande salle de style médiéval où les invités sont assis par ordre d’importance : les chefs en compétition et leurs amis devant les sponsors, et tout au fond, les journalistes. Un écran géant, des projecteurs de couleurs et de la musique à fond la caisse complètent le tableau. On vous épargne les interminables remerciements aux sponsors et les tonnerres d’applaudissement qu’ils suscitent (les Anglais sont décidément plus décontractés que les Français à ce sujet) pour rentrer dans le vif du sujet : le classement.
Présence accrue de pays d’Amérique du Sud
Sur le podium, que des Européens, les mêmes que l'an passé, mais dans un ordre différent : en numéro 1 El Celler de Can Roca (2e en 2014) à Gérone, suivi de l'Osteria Francescana (3e en 2014) à Modène (nous avions rencontré son chef, Massimo Bottura, en mai dernier) et Noma (premier en 2014) à Copenhague. Pour le reste, on note une présence accrue de pays d'Amérique du Sud (Chili, Pérou, Brésil, Mexique), et, comme souvent, un excellent score pour l'Espagne (7 tables). Sur le sol français, le score n'est pas mauvais (5 élus, comme l'an passé) : Le Mirazur de Mauro Colagreco à Menton est toujours le premier en 11e position. L'Arpège d'Alain Passard gagne 13 places et se retrouve 12e. Le Chateaubriand d'Inaki Aizpitarte est 21e, l'Astrance de Pascal Barbot 36e et le Plaza Athénée d'Alain Ducasse 47e. Parmi eux, seul Mauro Colagreco était présent à Londres.
«Les cuisiniers hipsters en Converse reconnaissants»
Le classement continue d'être boudé par la France, d'où est partie la pétition «Occupy 50 Best», lancée par une bloggueuse food, traduite en 5 langues mais signée en grande partie par des Français, dont Joël Robuchon et Thierry Marx. Le 50 Best fait pourtant des efforts pour charmer l'Hexagone. Une conférence de presse spécialement organisée mi-mai à Paris était destinée à rassurer les médias quant au sérieux du classement et son indépendance vis-à-vis des marques qui le sponsorisent. Le jour de la cérémonie, un déjeuner avait été organisé pour des chefs français. Le soir, deux prix d'honneur ont été décernés à des Français. Hélène Darroze a obtenu celui de la meilleure cheffe femme – une récompense toujours un peu déprimante en ce qu'elle indique qu'une femme à la tête d'une cuisine est position si rare qu'elle mérite d'être distinguée. Daniel Boulud, chef de 60 ans originaire de la région lyonnaise installé à New York a quant à lui reçu un prix pour l'ensemble de sa carrière (oui, on se croirait à Cannes). Il en a profité pour rappeler dans son bref discours l'importance de la Nouvelle Cuisine (portée dans les années 70 par les frères Troisgros, Paul Bocuse…) dans l'évolution de la gastronomie mondiale. «Les cuisiniers hipsters en Converse peuvent être reconnaissants», a-t-il remarqué en souriant. Après l'immuable photo de groupe sur scène, où l'on compte à peu près autant de femmes que de Français (deux espèces en voie d'extinction dans le monde cruel des fourneaux ?), la fête se poursuit dans la crypte. Pendant la conférence de presse à laquelle participent les trois frères à la tête du Celler de Can Roca, tout à leur bonheur de retrouver la première place (déjà obtenue en 2013), des cris de liesse et d'ivresse parviennent du sous-sol. Comme le résumait Yannick Alléno, chef français non-classé qui a quand même fait le déplacement : «Le 50 Best, c'est avant tout une grande fête. »