«Le vrai photographe, c'est le témoin de tous les jours, c'est le reporter» : ce constat, brandi par Germaine Krull dès 1930, s'applique d'abord à son auteure, remuante pionnière du reportage à laquelle une rétrospective au Jeu de Paume consacre un vivifiant tour d'horizon. Globe-trotter de l'entre deux-guerres, cette dernière fit sien un itinéraire européen romanesque en avance sur son temps : allemande née en Pologne (1897-1985), elle reçoit une éducation libérale, vit en union libre, se fait avorter, traverse la révolution spartakiste en passant par la case prison et finira par s'engager dans la Résistance au côté de la France libre, ballottée entre le Brésil, l'Algérie et la bataille d'Alsace.
Etablie entre-temps à Paris, elle entame sa carrière grâce à la création du magazine Vu, pour lequel elle arpente sans relâche les bas-fonds parisiens, des halles aux grands magasins. Des travaux qui l'entraîneront jusqu'à Marseille puis au Népal et à Saigon, balises d'une carrière agitée, d'une remarquable longévité. Des compagnons facétieux baptisent l'intenable aventurière «chien fou». «Germaine Krull est atypique à tout point de vue, rappelle le commissaire d'exposition et historien Michel Frizot. Dynamique, engagée, indépendante, très désordonnée. Femme des années 30, elle conduit une voiture, voyage beaucoup - et porte le béret.»
Jeune artiste, elle débute avec des séries de nus féminins tout en assistant les modèles de l’atelier de Sonia Delaunay. Krull inscrit dans les avant-gardes de l’époque ses clichés industriels marqués par des décadrages et surimpressions, dans le sillage du surréalisme. Expatriée épanouie dans le grand bain mondain de la bohème parisienne, elle lui tire le portrait, immortalisant les mains de Jean Cocteau, le corps prostré de Colette ou encore le cinéaste russe Sergueï Eisenstein, conquérant.
Esquissant ses premiers pas, Germaine Krull ignore qu'elle participe d'un même geste à l'invention d'un métier et l'élaboration de la pratique encore balbutiante du photoreportage. «L'exposition révèle la teneur du travail d'un photographe d'avant-garde de la Nouvelle Vision [courant né de la fin des années 20, ndlr], qui n'est ni celui du XIXe siècle, ni la photo de presse des journaux du début du XXe siècle. Ce type de reportage a été conçu par la rédaction de Vu. Il s'agit à l'époque d'envoyer un photographe et un journaliste sur le terrain pour traiter d'un thème donné.»
En 1928, à l'orée d'une période qui s'annonce prolifique, Krull promène sur les clochards parisiens un regard anti-pittoresque, épaulée par le journaliste Henri Danjou. Verdict : elle tient là le papier préféré des lecteurs de la revue, qui plébiscitent… Henri Danjou. «Celui qui compte d'abord pour le public, c'est le journaliste, pas la photographe, déplore Michel Frizot. Mais Vu a au moins l'avantage, par rapport aux quotidiens, de reconnaître pleinement la place des photographes, toujours crédités.»
Celle dont l'autobiographie épicurienne a fini par être éditée en français le mois dernier, sous le titre La vie mène la danse (1), reste dans les manuels moins prisée que ses confrères masculins, tel André Kertész, redécouvert dans les années 70 à la faveur d'un regain d'intérêt pour la photo de l'entre-deux-guerres. Un désamour qui s'explique aisément : «Krull ne tient pas une grande place dans l'histoire de la photo. Elle est toujours citée mais on lui associe peu d'images, n'ayant pas laissé derrière elle de cliché très connu.»
Une exposition à la Cinémathèque en 1967, puis une autre au centre Pompidou il y a une quinzaine d'années n'auront pas suffi à raviver la flamme. «Au Jeu de paume, c'est une deuxième redécouverte qui explore sous un jour nouveau le versant médiatique de son travail, ce pour quoi elle travaillait vraiment, se disant elle-même reporter.»
En l'absence d'un fond unifiant l'intégralité des archives Krull, les œuvres rassemblées dans ce parcours chronologique ont été glanées tour à tour à Essen, au centre Pompidou, à Munich ou encore au MoMA, à New York. Des raretés dont le peu de tirages existants rappelle, face à la profusion de matériau imprimé, que Germaine Krull a innové dans une pratique marginale en son temps, répandue depuis : l'édition. «C'est la photographe de l'entre-deux-guerres qui a publié le plus de livres photographiques, conclut Michel Frizot. Fervente adepte, sa production reste exceptionnelle.»
(1) «La vie mène la danse», éditions Textuel, 416 pp., 35 €.