C'est la période de l'année où l'industrie du jeu vidéo vend du rêve. Ou plutôt, elle veut en distribuer gracieusement par wagons entiers aux joueurs avides de nouveautés. L'Electronic Entertainment Expo, ou E3, qui fête cette année ses 20 ans, se déroule tous les ans à Los Angeles depuis 1995 (sauf en 2007 où, dans une période assez dépressive pour le secteur, l'événement fut délocalisé dans la ville voisine de Santa Monica). C'est, pendant ces quelques jours de mai ou de juin, le centre névralgique du gaming. L'E3 n'est pas un salon public, il est réservé aux professionnels et aux journalistes qui relaient les annonces des nouvelles consoles et des jeux, forcément éblouissants, à venir. Enfin, ça, c'est la théorie. Depuis quelques années, le salon est devenu un rendez-vous délocalisé qui se déroule avant tout sur Internet. Un mouvement initié au début des années 2000 avec la couverture de l'événement en temps réel par les sites spécialisés, mais qui s'est amplifié ces dernières années. Jusqu'à l'édition 2015, retransmise pratiquement en intégralité en streaming vidéo, que ce soit sur la plateforme spécialisée Twitch, ou directement sur YouTube. Une première pour le service de Google, qui s'offre par la même occasion une belle vitrine pour le service «Gaming» qu'il compte lancer cet été. C'est un vieux rêve de cette industrie culturelle : se passer de tout filtre et diffuser sa force de frappe marketing directement au public. Et on ne peut que constater que ça fonctionne à merveille. Dans la nuit de lundi à mardi, les spectateurs étaient si nombreux que Twitch, pourtant porté par Amazon, s'est gaufré en pleine conférence de l'éditeur Electronic Arts. On pourrait s'offusquer de ce court-circuitage en règle, plaindre ce pauvre public asservi volontaire aux budgets de com colossaux des mastodontes du secteur. Mais, finalement, la presse (qu'elle soit spécialisée ou non) s'est tellement contentée pendant des années du rôle de relais enthousiaste des annonces formatées qu'on se rend à peine compte de son absence. C'était tout l'enjeu du scandale du «Doritosgate», qui a secoué les journalistes spécialisés, fin 2012, en mettant en lumière une connivence devenue la règle dans le milieu. En refusant de rompre ces liens, ils ont simplement signé leur arrêt de mort. Ils perdent même ces temps-ci leur unique source de financement, les éditeurs préférant dépenser leur budget pub chez des youtubeurs qui se contentent de jouer en live. L'ironie, c'est que cette situation bénéficie à celle qu'on croyait condamnée depuis un bail : la presse papier. En France, des titres comme JV, Games, ou le vétéran Canard PC réussissent à survivre en proposant un truc un peu foufou : du journalisme.
Éditorial
L’industrie du jeu vidéo peut désormais rouler sans filtre
par Erwan Cario
publié le 16 juin 2015 à 20h06
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