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Libération
TRIBUNE

A l’école de Roland Barthes

A la fois enseignant et écrivain, le chercheur à l’extraordinaire longévité marque encore et toujours les esprits. Par son talent pédagogique, son calme olympien et la singularité de son style.
Roland Barthes à Paris, le 25 avril 1979. (Photo François Lagarde. Opale/Leemage)
par Chantal Thomas, écrivaine
publié le 17 juin 2015 à 18h26

Roland Barthes fut un chercheur à l'esprit extraordinairement inventif, un intellectuel toujours soucieux de mettre l'héritage culturel à l'épreuve du contemporain et de ses ressources d'imprévu. Mais cela ne suffirait pas à expliquer sa durable modernité, le caractère comme contagieux de son intelligence - un phénomène qui, parfois, n'excède pas le temps d'une lecture ; c'est toujours ça de pris à la paresse mentale et au triomphe des idées reçues ! Si l'on continue de lire Roland Barthes et de trouver en lui une dynamique et une source d'élan, c'est parce qu'il réussit à tenir ensemble l'exigence d'une quête intellectuelle et la singularité d'un style. Il existe une langue barthésienne : mélange de tonalité classique et de néologismes discordants, d'adjectifs savoureux et de termes empruntés aux sciences humaines (linguistique et psychanalyse). De livre en livre, elle s'affirme, pour culminer dans la Chambre claire, dédié à la mémoire de sa mère, et à cette utopie : «La science impossible de l'être unique.» Roland Barthes éprouve du plaisir à créer des mots nouveaux. Accusé de jargon, il rétorque : «Je le dis nettement, entre le jargon et la platitude, je préfère le jargon.»

Ce goût affiché, revendiqué et amplement pratiqué, d'une langue française sous le signe du changement et de la métamorphose - le contraire d'une langue morte - va de pair avec une qualité de clarté, avec le souci d'être facilement compris et de proposer au lecteur des textes qui, tout en dérangeant ses habitudes et en cassant les stéréotypes, ne versent pas dans l'incommunicable. A la différence de l'avant-garde, déclare-t-il lors d'une interview, je me pose «le problème des effets. La pensée des effets implique à la fois l'idée de travail mais aussi le désir de séduire, de communiquer, d'être aimé». Il s'agit d'un entretien sur «littérature et enseignement». Il est interrogé en tant qu'écrivain et en tant qu'enseignant. Les deux, pour lui, sont liés. Il doit à son talent pédagogique un art de la séduction, de l'analyse, un sens de la progression, qu'il perfectionne au fil de sa carrière d'enseignant, d'abord comme directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, puis comme professeur au Collège de France à la chaire de sémiologie (de 1976 à sa mort). Un métier auquel il tient. Une activité à laquelle il se consacre avec passion et, comme tout ce à quoi il s'intéresse, dans un esprit de mise en question.

Mon expérience personnelle concerne le séminaire restreint de la rue de Tournon (1972-1976). Des réunions hebdomadaires de groupes d’une quinzaine d’étudiants, de formation et de pays divers. Et quant aux sujets traités, une pleine fantaisie. Ce sont là des conditions exceptionnelles. Après son entrée au Collège de France, Roland Barthes reviendra au monologue devant une nombreuse assistance, mais le séminaire, où il peut mettre en pratique ses convictions en matière d’enseignement, est le révélateur par excellence des traits les plus marquants de sa parole.

Il y a d'abord la voix, sensuelle, charnelle, sous-tendue par une diction lente, précisément articulée, dont le rythme semble suivre celui d'une réflexion intime et de son cheminement hasardeux. Cette lenteur tranche avec la scansion précipitée de qui veut à tout prix répondre à une pression extérieure, ou, - phénomène si courant dans les débats - occuper le terrain (Roland Barthes, d'ailleurs, se définit lui-même comme un «mauvais débatteur»). Sa manière de s'exprimer marque une distance qui n'est pas celle du mépris, ni de l'intimidation, mais d'intériorité : trace du mystère de ce monde que chacun porte en soi. La voix de Roland Barthes invite au calme. Elle dit une douceur, mais aussi la proximité d'une fermeture et d'un retrait, la présence latente d'une dureté.

Dans le séminaire de la rue de Tournon, flotte quelque chose d'une attitude zen. Roland Barthes emploie l'image d'un «jardin suspendu». Cela, à un moment où la contestation va bon train, où la prise de parole publique est le plus souvent militante. Ce «jardin», qui est aussi laboratoire d'écriture, est un espace singulier :

- par l’effort de substituer au conflit, à la crispation sur son identité, la reconnaissance d’une différence,

- par la place qu’y occupe le silence, la pause rêveuse, et le rôle actif que Roland Barthes attribue à l’écoute,

- par la volonté de saper le rôle traditionnel de l'enseignant en mettant au premier plan, à la place de la relation enseignant-enseigné, la relation entre étudiants, et faisant de la circulation du désir un enjeu décisif - et à haut risque. En critiquant la fonction instituée du professeur en tant que parleur professionnel, ou encore l'autorité du Père : «Celui qui tient des discours hors du faire, coupés de toute production ; le Père, c'est l'Homme aux énoncés.» Le Père, le Prêtre, l'Homme de la Loi : des personnages qui pontifient et font de l'ennui l'air qu'on respire.

Comment échapper à une position aussi inscrite dans l’institution ? Roland Barthes dévie de la subversion frontale, préfère le déplacement à la destruction. Il n’encourage pas le copinage, les airs d’égalité. Plus subtilement, il tend à mettre en scène un professeur qui, plutôt que de parler de ce qu’il sait, de commenter le livre qu’il a déjà lu ou écrit, se montre en train d’écrire ce livre ou de songer à l’écrire (par exemple, le texte à-venir fantasmé dans le cours au Collège de France «La préparation du roman»). Il ne dissimule pas ses blocages ni ses angoisses. Il s’expose hors maîtrise.

Roland Barthes citait volontiers la belle formule de Michelet : «Enseigner ce qui n'a lieu qu'une fois», et ajoutait : «Quelle contradiction dans les termes ! Enseigner, n'est-ce pas toujours répéter ?» Il voulut assumer cette contradiction, reprendre ce défi : enseigner sans se répéter, enseigner comme on vit, au jour le jour, dans l'incertitude, la peur ou l'émerveillement de la découverte - et transmettre, en sa fragilité, cette force de liberté.

Dernier ouvrage paru : «Pour Roland Barthes», Seuil, 2015.

Chantal Thomas donnera une conférence sur «Barthes enseignant» ce jeudi à l’EHESS, boulevard Raspail à Paris, de 9 heures à midi.