«Que vont devenir les malheureux voleurs, quand ils se verront opposer comme preuves contre eux leurs propres portraits, pris dans la pièce où ils ont volé, en train même de commettre l'acte du vol !» Cette phrase, parue dans un journal new-yorkais quelque temps après l'invention du daguerréotype, est citée dans l'essai l'Image de la vérité, texte signé Jennifer L. Mnookin, en introduction du catalogue de l'exposition «Images à charge» au BAL où, à travers onze installations, la photographie sert à prouver une vérité. C'est une exposition sans artistes, ni œuvres. Il n'y a que le réel, aucune fiction. Et heureusement, puisque la première ambition de ces onze exemples, ce n'est pas l'espace muséal, mais la sphère juridique ou criminolégale.
A peine naissait-elle que la photographie se rendait nécessaire et évidente pour façonner une intime conviction (d'un juge, d'une opinion publique). Si crime il y a, il faut le montrer. «L'idée était d'expliquer comment la preuve par l'image s'établit et varie selon les contextes, sociologiques, technologiques ou historiques, des faits évoqués», détaille Diane Dufour, commissaire de l'exposition et directrice du BAL.
«Images à charge» met en scène différents dispositifs par lesquels la photographie fait preuve. Se dessinent des liens inattendus entre la photographie primitive et l’orfèvrerie numérique contemporaine, les formes ayant changé mais les débats qui les traversent si peu.
La position du cadavre
D'abord, il faut capter ce qu'il s'est passé. Comment le faire précisément, en laissant rentrer dans son cadre toute la complexité d'une scène de crime, et surtout sans aucun affect ? L'exposition démarre avec les photographies métriques d'Alphonse Bertillon, issues des archives de l'identité judiciaire de la préfecture de police de Paris, dont il était le chef du service photographique. Encadrés par les bords de papiers millimétrés, gisent des corps. Les légendes, rédigées à la main, indiquent qu'il s'agit de «l'assassinat sur la personne de madame Lack, porte Saint-Denis, 1912» ; «sur la personne de monsieur Falla au 160, rue du Temple»… En haut à droite est imprimé : «Photographie métrique prise verticalement à 1 m 65 au-dessus du sol.» Pour saisir le réel, Bertillon crée un dispositif neutre et global où apparaît la position du cadavre, les meubles renversés, les armes… Tout se voit. C'est d'une telle force que l'on est plongé dans la scène. Pas comme un criminel ou une victime, mais pas non plus comme un témoin : davantage comme un œil objectif en surplomb.
«Images à charge» montre aussi des cas où l'exploration est plus complexe, où la traque est ardue. Comme les projets du théoricien de l'architecture anglo-israélien Eyal Weizman, co-commissaire de l'exposition, et son projet de recherche Forensic Architecture. Installé à Londres, au sein du Goldsmiths College, c'est un rassemblement de différents experts ou artistes qui «analysent des environnements construits, et la manière dont les médias les représentent» afin de constituer des dossiers utilisés pour des procès liés aux droits de l'homme : crimes de guerre en Israël, clandestins en Méditerranée, meurtres au Guatemala.
Dans Blow-Up (1966), David Hemmings zoome à l'infini sur la photographie d'un parc londonien. A force de chercher, il croit trouver quelque chose et on ne saura jamais la nature exacte de ce qu'il a trouvé. Pas grave, c'est de la fiction. Mais la réalité ne peut pas se permettre le doute. Une installation montre des photographies aériennes, en noir et blanc, du désert du Néguev en Israël, saisi par la Royal Air Force, entre 1944 et 1945, dans le but de cartographier la Palestine. Ces images sont utilisées par les avocats des Bédouins expulsés par les colons, depuis la création d'Israël. En 2010, un juge israélien estimait que ces photographies n'étaient pas lisibles pour démontrer l'antériorité des populations arabes. Eyal Weizman a utilisé les mêmes images de la Royal Air Force. Comparant les formes grises qui apparaissent, les points lumineux ou sombres, il démontre ainsi que les grains grisâtres de l'image sont des tombes, les premières ayant été creusées en 1914, preuve du peuplement bédouin.
Mais il ne s’agit pas seulement d’actionner la molette zoom. Il faut aussi réinventer l’image, dénicher tous les éléments qui permettraient d’aider à l’identifier.
Guerre invisible
Avec Forensic Architecture, Eyal Weizman étudie également le cas d'une attaque de drone au Pakistan, dans la zone du Waziristan (nord-ouest), qui subit un blocus visuel, milices et militaires interdisant tout appareil photographique. Suite à la destruction d'un immeuble, une vidéo de vingt-deux secondes a fuité à la télé. C'est rarissime, mais complètement insondable tant tout est flou, cadré dans la panique. Ont été analysés la forme des rues, la structure des constructions ou la taille des ombres, pour permettre une modélisation du bâtiment explosé. A l'intérieur, les fragments de la bombe couvrent les murs, sauf à quelques endroits précis : «Le mur a fonctionné comme une pellicule photographique, un négatif exposé à la lumière portant l'empreinte des corps», écrit Weizman. Il s'agit de prouver l'existence d'une guerre invisible, de faire ce que le penseur qualifie de «contre-forensique». La donne est inversée : les Etats sont voyous, c'est donc aux citoyens d'enquêter, de devenir experts.
C'est justement autour de cette figure, l'expert, que s'articule le propos d'«Images à charge». Toute photographie nécessite un médiateur, quelqu'un qui en maîtrise ses codes et en dégage un propos, montre ou interprète. A lui de décloisonner l'image pour qu'elle devienne preuve. Ainsi du volet consacré au procès de Nuremberg. Y est présentée la manière dont les images occupèrent une place majeure au tribunal. Et ce très physiquement, puisqu'un écran était placé au centre de la salle d'audience. Furent montrés des films tournés à Dachau, avec ce modus operandi, résumé par Robert H. Jackson, procureur américain : «Nous devons établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles.»
Alphonse Bertillon avait-il un haut-le-cœur face aux cadavres qu'il photographiait ? On n'en sait rien. Ceux qui sondent les images du Néguev ou du Waziristan sont-ils des militants ? Personnellement, peut-être. Mais rien, dans le rendu, dans les dispositifs qu'ils convoquent, n'est orienté. Diane Dufour : «Les experts donnent à l'image une forme la plus neutre possible. Elle ne doit porter la marque d'aucun effet gratuit. Paradoxalement, cette apparente absence de style dans l'image constitue une écriture en soi.»
Le flot dans lequel nous entraîne chacun des onze cas très pratiques repose sur cette question précise : pourquoi et comment regarder des installations impartiales et cliniques, sans arriver à s’enlever l’idée qu’il y a là un propos artistique ? Sans doute notre trouble tient-il à la porosité entre matière documentaire et art ou cinéma contemporain, à un réel qui innerve toujours plus la fiction. Ou, à l’inverse, au sentiment plus général que le réel devient de plus en plus romanesque, l’actualité et la surmédiatisation créant à la fois un sentiment d’aveuglement et une incapacité à comprendre les zones d’ombre.
Empreinte paradoxale
On voit un crâne superposé au visage d'un homme, comme le dernier plan de Psychose, et cela pourrait être la preuve définitive que Joseph Mengele, le médecin-bourreau d'Auschwitz, serait mort en Amérique du Sud. Ailleurs, des reproductions du Saint-Suaire de Turin sont découpées en morceaux et analysées par le biologiste Paul Vignon qui voulait à tout prix faire corréler les photos du tissu, réalisées par Secondo Pia, avec les Evangiles.
Les portraits des condamnés à mort de la Grande Terreur stalinienne sont exposés. A la fin des années 30, le NKVD photographiait ceux qu’il allait abattre. Les images saisissantes étaient utilisées pour répertorier et planifier le massacre généralisé. Mais il y a eu retournement, et ces photos, des passeports pour la mort, ne peuvent aujourd’hui être regardées autrement que comme les témoignages silencieux de la dictature. L’image reste, inchangée et stable, mais elle a toujours besoin d’un discours, par définition contextuel.
Voilà l’empreinte paradoxale d’«Images à charge» : tout y est mesuré, calibré, du papier millimétré des appartements parisiens de Bertillon au sable israélien ou irakien. Rien ne semble échapper au pouvoir de l’expertise. Et pourtant, ces onze cas montrent tous les volte-face possibles, les vérités qui tombent à l’eau d’un coup, les sens nouveaux que la photographie prend, le pouvoir d’évocation du réel. Et se dessine une seule vraie preuve, celle de la fragilité infinie des images, qu’il faut toujours savoir regarder, mais aussi interroger.