Que Cory Arcangel soit apparu très jeune sur la scène de l’art contemporain, à 24 ans, n’a rien d’exceptionnel. Ce qui l’est, en revanche, c’est qu’il soit encore là à enchaîner les expositions personnelles (à Munich, Paris et, jusqu’au mois dernier, à Bergame). Parce que le système promeut les artistes émergents aussi vite qu’il les périme. L’âge de 35 ans (plus ou moins 10 %) est celui où tout commence et tout finit. Au-delà, peu d’artistes résistent à la date de péremption programmée par le marché, voire la critique, qui veulent toujours du nouveau. Beaucoup tombent ensuite dans les limbes de l’indifférence polie. Or, si Cory Arcangel, qui a eu droit à une rétrospective au Whitney Museum à l’âge de 33 ans, a ainsi résisté, on suggère que c’est parce qu’il a fait de l’obsolescence accélérée des technologies, puis des styles musicaux, des jeux vidéo, et donc des gens, des générations qui ont grandi avec eux, le cœur même de son travail. Dit autrement : en œuvrant sur et à partir d’outils numériques périmés, il évite de l’être lui-même. Et il est bien parti pour durer.
Une boîte à rythmes Roland TR-909 est la star saugrenue et pittoresque de l'exposition à la galerie Ropac de Pantin. Elle a bercé l'enfance de l'Américain, né en 1978, à Buffalo, dans l'Etat de New York, mais la machine fait aujourd'hui figure d'antiquité au regard des logiciels autrement plus sophistiqués dont bruissent les musiques électroniques actuelles. Cory Arcangel ne la ressuscite pas exactement. Il se contente de voir ce qu'elle a encore dans le ventre - de l'autopsier, en quelque sorte, pour y retrouver ce qu'elle a donné de mieux : le rythme cassant et chuintant de P.S.K. What Does It Mean ? morceau (que tout le monde connaît sans plus savoir ce que c'est) composé par le rappeur Schoolly D en 1985.
La boucle diffusée en continu ne dure ici que quelques secondes, suffisamment pour emprunter la voie hargneuse de ce beat emblématique du rap contestataire des années 80. Arcangel lui, «proteste contre l'oubli». Un credo moins vague et convenu qu'il en a l'air. Car, on est bien obligé de constater avec lui ce paradoxe : être un artiste implique d'une manière ou d'une autre de s'inscrire dans la durée. Or, les moyens techniques disponibles s'inscrivent, eux, à rebours de cette perspective puisqu'ils se renouvellent sans cesse, et de plus en plus vite. L'artiste ne serait donc plus maître de son outil de production, ni de ses moyens de conservation, et, partant, de son œuvre.
C'est contre cela, à la recherche du temps et des œuvres perdues, qu'Arcangel s'est ainsi lancé dans ce qu'il considère être «son meilleur projet» : l'an dernier, avec la collaboration de chercheurs en informatique, il a exhumé des archives de la fondation Andy Warhol, située à Pittsburgh, une série de portraits réalisés par son idole en 1985 sur un ordinateur Amiga 1000, et stockés sur des disquettes impossibles à lire avec les moyens actuels. Les Andy Warhol Files, véritablement innovants à l'origine, ressemblent aujourd'hui, avec leur tracé maladroit et leurs couleurs saturées, à des gribouillages attendrissants. Dont Cory Arcangel se fait l'archéologue et l'archiviste.
D'où, retour à la galerie, cette autre pièce : une collection de plus de 800 maxi 45-tours, achetés pour 500 dollars au DJ Joshua Ryan, et que le spectateur est invité à écouter, en prenant place devant la platine. «Pour moi, confie Cory Arcangel, cette musique, c'est la techno - l'ère de la machine, du disco bon marché, purement instrumental, devenu célèbre dans les clubs de Chicago à la fin des années 80 et qui s'est très vite répandu dans le monde entier.» Ce qui est une autre raison à ces sauvegardes à répétition, accomplies religieusement : il fait ainsi entrer dans l'histoire (et dans l'espace de l'art), un matériel de la sous-culture assez peu saisissable, mouvant et malléable.
Les remix, mutations des sons d'un genre musical à l'autre, sont donc logiquement l'objet de la dernière pièce de l'expo : des sérigraphies de CD, qui forment une sorte d'arbre généalogique de Since U Been Gone. Signé Kelly Clarkson, ce tube de 2004 constitue aux yeux de l'artiste le morceau butoir sur lequel vient s'écraser et mourir le spectre du punk, achevant là son devenir mainstream.
Cory Arcangel œuvre en fouillant dans la mémoire collective quasi immédiate. Il le fait avec une mélancolie désarmante, qui mesure notre propre vieillissement à la faveur de celui des machines (et des sons) qui nous ont laissés en rade. S'il y a donc beaucoup d'humour et une forme d'innocence puérile à manipuler ce matériau adolescent, y traîne aussi une forme de vague à l'âme, qui s'incarnait dès 2002 dans la manière dont il avait manipulé le jeu Super Mario Bros : Cory Arcangel en avait gommé tous les personnages, tous les accessoires, toute action, pour ne retenir que les nuages, passant dans le ciel artificiel. Un ciel de synthèse, qui ne s'offre plus désormais qu'à la contemplation de joueurs désœuvrés.