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Libération
Verbatim

«On a bénéficié d’une complète liberté de travail»

Maria José Oliveira a pris part à l’expérience inédite de placer des journalistes au cœur de la conception de la fiction, alors même que son destin aurait pu en faire un personnage du film de Miguel Gomes.
Les «Mille et une nuits»
publié le 23 juin 2015 à 19h56

«Quelques mois avant d’intégrer l’aventure des Mille et Une Nuits, j’étais encore journaliste au service politique de Publico[l’un des principaux quotidiens portugais, ndlr]. Je menais une enquête sur les relations problématiques entre les services secrets et un membre important du gouvernement.

«Un jour, je me suis rendu compte d’une énorme contradiction dans ses propos lors d’une audition parlementaire dont il faisait l’objet, et je lui ai envoyé des questions afin de l’y confronter. Plutôt que d’y répondre, il a appelé mes chefs pour exiger que je sois dessaisie du dossier, au prétexte que j’aurais eu une liaison avec un membre du principal parti d’opposition. Ce qui était faux, évidemment. Il a menacé, d’une part, de contre-attaquer en lançant cette fausse rumeur sur les réseaux sociaux pour me décrédibiliser moi et ma rédaction, mais aussi d’intenter un procès et d’imposer au reste du gouvernement de ne plus parler à mon journal. J’ai écrit un article, expliquant que je n’avais pas obtenu de réponses, accompagné d’un autre qui dénonçait les menaces du ministre. Mais ils n’ont pas été publiés. Je crois que j’ai alors été plus furieuse encore contre la hiérarchie de mon journal, qui a perdu ma confiance, que contre ce type.

«J’ai décidé - même si c’était difficile - de démissionner, et je suis partie sans un sou. J’avais travaillé seize ans là-bas, je vivais dans la rédaction plus que chez moi, j’y avais beaucoup d’amis, et partir fut pourtant la meilleure décision possible. C’était en juin 2012.

«J’ai envoyé mon CV partout, mais le contexte était trop difficile pour que je m’en sorte, personne ne répondait. J’ai cherché du travail comme serveuse, sans succès. Finalement, alors que nous n’arrivions plus à payer notre loyer, mon compagnon et moi avons envisagé de quitter le pays. Nous avions noué des contacts à Londres où l’on pouvait être logés, nourris et très bien payés pour travailler comme aide à domicile auprès de personnes âgées et fortunées. C’est à ce moment-là que Miguel m’a appelée.

«Il m’a parlé de son projet, même s’il a fallu nous voir plusieurs fois et nous mettre au travail pour que je comprenne bien. Il m’a confié la direction de cette petite newsroom. C’était une expérience inédite, unique. Nous arpentions le pays, guidés par ce que nous lisions en épluchant tous les journaux. Nous partions creuser, rencontrer les personnes qui parfois allaient se retrouver dans le film. Nous bénéficiions d’une complète liberté de travail. Nous portions les histoires à Miguel et à son «comité central» de coscénaristes, qui étaient en charge de les transfigurer en fictions. Indépendamment de si elles étaient utilisées ou non par le film, nous les publiions aussi sur un site, au fur et à mesure.

«Je me suis retrouvée à enquêter aussi bien sur les gens qui composaient la troïka, sur lesquels j’ai pu obtenir des témoignages en off (de comment ils se tiennent en réunion à ce qu’ils aiment manger…) que sur cette famille de quatre personnes, toutes sans travail, qui vivaient avec 170 euros par mois dans le nord du Portugal. Je suis allée les voir deux fois. Elle avait 50 ans, lui 60, leurs fils avaient dû abandonner leurs études faute d’argent. Ils m’ont parlé de leur condition tragique, de leurs courses au supermarché calculette à la main, de leur garde-robe constituée seulement de vêtements donnés par des proches, de leurs amis qui souvent ne soupçonnaient pas leur situation. Quand l’austérité s’est installée au Portugal, une nouvelle pauvreté, très honteuse a violemment frappé la classe moyenne. Des gens qui avaient une maison, parfois même un travail, ont commencé à devoir fréquenter les soupes populaires. Pour moi, cette misère est plus dérangeante encore que celle que l’on entrevoit dans la rue. Le projet m’a fait aller à la rencontre de ces gens sur qui j’écrivais des articles depuis la salle de presse du Parlement par le passé, ces gens qui, vus de là-bas, ne sont que des chiffres. Il y a un échec de la presse à ne pas savoir traduire les études et les statistiques en matière humaine.

«Quand j’ai vu le film pour la première fois à Cannes, j’étais très heureuse, j’ai eu le sentiment d’avoir participé à quelque chose d’important. Le dialogue entre la fiction et la réalité est très troublant, il y a très peu de distance. Nous entendions le public s’esclaffer à la mention de tel personnage ou telle histoire. Et je me disais : si ces gens savaient que tout cela est vrai…»