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Pour qui sonne le glabre ?

Signe de distinction dans l’Antiquité grecque, les poils sont passés au rasoir par Pierre Brulé.
Héraclès et Antée sur une céramique grecque, coupe attique à figures rouges, début du 5°s. avant JC.
publié le 24 juin 2015 à 20h16

A Sparte, dès qu’ils entrent en charge, les éphores, gouverneurs de la cité, publient un édit qui ordonne à tous les citoyens d’obéir aux lois et de… se raser la moustache. Sans doute veulent-ils ainsi s’assurer que l’obéissance est due en toute occasion et pour toute chose. En général, à l’âge classique, l’usage est de porter barbe et moustache. Se raser témoigne d’une ridicule efféminisation. C’est aux lâches que les Spartiates imposent de ne se laisser pousser le poil que sur une seule joue, de façon que leur pusillanimité soit visible de tous. On ne rigole pas, au pays d’Homère et d’Aristote, avec les frisettes, les toisons, les mèches et les duvets. En des circonstances importantes - et selon son sexe, son âge, son statut social - on se doit de pratiquer une oblation de ses poils aux dieux : lors d’un vœu, d’un rite de passage ou d’un changement de statut (puberté, mariage…), d’une manifestation de gratitude envers les divinités, à la suite d’un décès, etc.

Parler de pilosité, c'est toujours parler d'autre chose. La «somme» que lui consacre l'historien de la Grèce antique Pierre Brulé, professeur émérite à l'université de Rennes, ne relève donc pas de la pure «capillologie», mais de l'histoire de la culture. Il envisage en effet la pilosité d'abord comme une des manières de «montrer (plus ou moins) son corps, de le cacher», de façonner son apparence, d'assurer le maintien, de se comporter, et ainsi de largement participer à ce que Bourdieu nomme l'hêxis corporelle, à savoir la forme visible de l'habitus social, ou ce qu'en grec on appelle skhêma, la posture - à laquelle appartiennent par exemple le costume ou le port du bâton.

Pris en ce sens, barbe et cheveux (y compris ceux d'une figure peinte sur une céramique), permettent de voir aussitôt qu'il s'agit d'un citoyen (ni un Barbare, ni un esclave, ni un eunuque) et «distribuent assez bien les rôles genrés, sexués, sexuels, les privilèges, les droits, les devoirs sociaux et politiques». Etre ou ne pas être poilu, là est la question : mais cette question n'est pas uniquement comportementale, sociale ou politique, elle relève aussi de la biologie, de la médecine, de l'ethnologie, de la religion, de l'économie libidinale. C'est l'ensemble de ces domaines qu'arpente méticuleusement, et avec un brin d'humour, Pierre Brulé.

Dans l'Antiquité, y a-il une «science du poil» ? Oui ! En explorant d'abord les textes présocratiques puis la «soixantaine d'œuvres datant des Ve et IVe siècles, rassemblées sous l'estampille de "Canon", de "Corpus" ou de "Collection" hippocratique» - véritable «bréviaire de la médecine occidentale durant plus de deux mille ans» - Brulé montre la persistance d'une «vaste métaphore biologique», selon laquelle «la plume est à l'oiseau ce que le poil est à la bête et la feuille à l'arbre». Si on ajoute que pilosité va avec porosité, qu'elle exige comme la plante l'eau et la terre, comme l'oiseau l'air, qu'elle a à voir avec l'«ouverture des vaisseaux et de la chair», qu'elle «suit la même histoire que celle du sperme et des règles», on s'aperçoit qu'à aller dans le sens du poil, on découvre toute la science naturelle, la physiologie, la botanique, et, évidemment, la sexualité.

La fonction esthétique et érotique est traitée dans la dernière partie. On y voit que vingt-cinq siècles après, les débats sont les mêmes - concernant l'épilation, par exemple. Si le corps velu est viril, le corps lisse, lui, est beau - d'autant plus qu'il est glabre aux endroits les plus cachés. Pour le rendre tel, les femmes (l'épilation masculine est minoritaire) hurlent en arrachant, rasant, brûlant le vilain duvet. Dans une scène de comédie, l'une d'elles, qui sans sa flamme «ne saurait être femme», remercie ainsi sa lampe : «Seule tu éclaires les secrets recoins de nos cuisses, flambant le poil qui y fleurit.»