Des images de Pikachu, Mario et Luigi, Link et Zelda en pleurs envahissent les réseaux sociaux depuis que Nintendo a annoncé la mort de son patron Satoru Iwata, survenue samedi à l’âge de 55 ans, des suites d’un cancer. A Kyoto, les drapeaux de l’entreprise sont en berne. Sur le Miiverse, le réseau social de Nintendo, les fans de la marque écrivent «Thanks for playing» (merci d’avoir joué). La petite phrase d’hommage a résonné en boucle sur Internet toute la journée de lundi. Satoru Iwata n’a jamais caché ses problèmes de santé, qui l’ont empêché l’an dernier de se rendre à l’E3 – grand-messe annuelle des jeux vidéo aux Etats-Unis : il expliquait dans une lettre publique avoir dû subir une opération en urgence et devoir se reposer quelque temps. Il était comme ça, Iwata. Proche de ses équipes, proche de ses fans, ouvert et marrant, unanimement apprécié par ceux qui le côtoyaient de près comme ceux qui suivaient ses sketches sur YouTube, où il n’hésitait pas à se mettre en scène avec une fausse moustache de Mario. Il en a tiré l’image éminemment sympathique d’un PDG tout aussi motivé par la place de Nintendo dans la féroce concurrence du marché que par l’amour du jeu, et son désir de le partager avec toute la planète.
«Si nous n'essayons pas de faire comprendre les jeux vidéo aux gens qui n'y jouent pas, leur place dans la société ne s'améliorera jamais», expliquait-il dans une des interviews de la série «Iwata Asks», où il débattait avec les esprits créatifs de Nintendo. «On dira encore que trop jouer est mauvais pour la santé, pourrit votre cerveau et je ne sais quoi encore.»
Si telle était sa mission, c'est une franche réussite. La console portable Nintendo DS lancée en 2004, puis la console de salon Wii sortie fin 2006, toutes deux sous le règne d'Iwata et selon sa stratégie d'ouverture à de nouveaux publics, ont non seulement été un succès commercial auprès des jeunes générations, mais ont surtout réussi à mettre une manette dans les mains de leurs parents, de leurs grands-parents, et… des femmes. Comme si de rien n'était. Aujourd'hui, tout ce beau monde est scotché sur son smartphone à aligner des bonbons dans Candy Crush sans avoir l'impression d'avoir pénétré le monde parallèle et autiste des gamers. Et c'est un peu à Iwata qu'on le doit.
Les mains dans le cambouis
A l’école, le jeune Satoru programme un jeu de base-ball sur sa calculatrice.
«On ne peut pas dire que les graphismes étaient moches car il n’y avait pas de graphismes. On jouait avec des chiffres»,
[ se souvenait-il ]
. En parallèle de ses études d’informatique à Tokyo, il bricole toujours des jeux avec ses amis, dans un QG qui devient en février 1980 un vrai studio de développement : le «
[ laboratoire HAL ]
». L’équipe est amenée à travailler directement pour Nintendo (fraîchement passé des jeux de cartes au jeu vidéo) en fournissant des titres pour ses premières consoles, le Nintendo Entertainement System et le Game Boy (oui, car pour Nintendo, la Game Boy est masculine).
Kirby’s Dream Land
, les premières aventures du personnage en forme de bouboule rose, c’était Iwata et sa bande.
Super Smash Bros
en 1999, jeu de combat qui opposait les héros emblématiques de Nintendo, c’était Iwata et sa bande. Officiellement, il est président de HAL Laboratory. Mais il a les mains dans le cambouis du code de programmation chaque jour de la semaine, et donne même un coup de main au développement des premiers jeux
Pokémon
à la veille du nouveau siècle.
Un virage
Nintendo finit par ramener sous son aile ce talentueux programmeur en 2000, en tant que responsable de la division de planification d'entreprise. L'intitulé du poste ne vend pas du rêve, certes, mais il faut croire qu'Iwata s'y fait bien voir puisque c'est lui qu'on vient chercher quand le grand boss de Nintendo, Hiroshi Yamauchi, prend sa retraite deux ans plus tard. Le vieux lui dit : «Vous devez faire ce que les autres ne feront pas.» Ça a dû leur faire drôle chez Nintendo, ce sang tout neuf. Yamauchi avait passé cinquante-trois ans à la tête de l'entreprise. Avant lui, c'était son père. Avant lui son grand-père. En fait, c'est la première fois dans l'histoire de cette société fondée en 1889 que le dirigeant n'est pas issu de la vénérable famille Yamauchi. Et Iwata débarque à la tête de la boîte avec un style assez révolutionnaire : non seulement il s'entoure d'un conseil exécutif de six membres, là où les Yamauchi se montraient solitaires, mais en plus il est sympa. Le genre à cesser toute activité administrative pour aider ses équipes de codeurs à déboguer Super Smash Bros en urgence, trois semaines durant, pour tenir les délais de sortie annoncés.
Mais c’est surtout son audace stratégique qui lui a permis de remettre Nintendo sur la voie de la prospérité. Tout marchait comme sur des roulettes dans les années 80 à 90 : la Super Nintendo cartonnait face à la Mega Drive de Sega, puis la Nintendo 64 s’est fait une place face à la première Playstation de Sony. Mais à la génération de consoles suivante débarque un nouvel adversaire : Microsoft, avec sa Xbox. Nintendo perd de la vitesse. La GameCube, sortie en 2001, souffre d’une image trop enfantine (rien que dans son look de gros cube coloré) et finit boudée par les éditeurs de jeux plus matures, autant que les gamers adolescents. La GameCube ne se vend qu’à 20 millions d’exemplaires dans le monde quand la PS2 culmine à 158 millions d’appareils. Nintendo est fragile. Il faut prendre un virage. Assumer la réputation de marque familiale, et prendre la tangente.
L'offensive commence par les consoles portables. Sur la scène de l'E3 en 2004, Satoru Iwata sort de sa poche la DS, annonçant : «Elle est différente.» Ça se voit tout de suite. L'objet s'ouvre comme un livre et dévoile deux écrans, dont l'un tactile qui sert d'interface de jeu. Deux ans avant la folle vague de l'iPhone et des smartphones concurrents, la DS nous habitue à jouer au doigt. «L'objectif est que de plus en plus de gens aiment la nature des divertissements que nous leur proposons», expliquait Satoru Iwata à Libération en 2008. «Ce qui rend ce métier très particulier, c'est qu'il faut inventer sans cesse de nouveaux moyens pour y parvenir.» Portée par les habituels Pokémon mais aussi des logiciels éducatifs, comme l'Entraînement cérébral du Dr. Kawashima, la Nintendo DS s'est vendue à 154 millions d'exemplaires avant de laisser place, après sept ans de règne, à sa petite sœur, la 3DS (pas moins futée avec sa 3D sans lunettes).
Côté console de salon, la philosophie est similaire : simplifier le gameplay au maximum et conquérir de nouveaux publics. C'est la manette de jeu moderne avec ses dix mille boutons qui paraît trop technique aux non joueurs ? Très bien, supprimons-la. Pour accompagner sa Wii flambant neuve, Nintendo introduit à la place une sorte de télécommande blanche à agiter devant un détecteur de mouvements. Dans les pubs télé, on voit les joueurs imiter les gestes du golf, du tennis, du bowling… Efficacité radicale : le jeu Wii Sports, vendu avec la console et qui fait office de démonstration, va propulser la Wii à une vitesse hallucinante dans tous les foyers et jusqu'aux maisons de retraite. «Les jeux vidéo sont faits pour être une seule chose : amusants, affirmait Satoru Iwata. Amusants pour tout le monde.»
Bilan : 100 millions d’exemplaires vendus. Ce ne sont pas les jeux de fitness qui ont aidé à redorer le blason de Nintendo auprès des gamers historiques, mais qu’importe. L’ancienne entreprise de carte à jouer traverse la plus belle ère de son histoire de consolier. Elle n’a malheureusement pas duré longtemps. La Wii U, qui succède à la Wii en 2012 avec (encore) un nouveau concept, est un flop total (9,5 millions de ventes). Elle est pourtant puissante, enfin en HD, et transforme la manette de jeu en tablette tactile captant les mouvements, ce qui en fait la synthèse des deux plus grands succès de la société. Mais le grand public, qui possède déjà une Wii à la maison, ne voit pas bien l’intérêt d’investir dans une nouvelle console si semblable. Et puis, les joueurs occasionnels ont déjà un smartphone et un iPad à tapoter, ce qui leur fait déjà trop de plateformes de jeu pour leurs maigres besoins.
Baisse de salaire
Alors que la portable 3DS avait du mal à se vendre à ses débuts, et que Nintendo finissait l’année fiscale 2013-2014 avec une perte de 23,2 milliards de yens, Iwata a annoncé baisser son salaire de moitié de sa propre initiative (on est revenu depuis à un bénéfice net de 41,8 milliards de yens).
Mais le directeur général de Nintendo a longtemps résisté à l'appel du jeu sur mobile, accroché à l'approche traditionnelle du jeu vidéo, selon laquelle les meilleures expériences se vivent dans des jeux pensés et créés pour une console particulière. Il a lâché prise il y a quelques mois seulement : «Le monde change, et toute entreprise qui ne suit pas ces changements est condamnée au déclin.» Nintendo a officialisé en mars un partenariat avec la société japonaise DeNA pour développer des applications mobiles autour de ses personnages symboliques. L'entreprise s'est également rapprochée d'Universal Studios pour amener Mario et Pikachu dans les parcs d'attractions.
Une nouvelle console, nom de code «NX», est prévue pour l'année prochaine. Elle est désormais entre les mains de Shigeru Miyamoto (62 ans), mythique créateur des jeux Super Mario, et de l'ingénieur Genyo Takeda (66 ans), qui se partagent pour l'instant les responsabilités de Satoru Iwata. Il est probable que Shigeru Miyamoto finisse par garder les rênes, pour rester fidèle au nouvel esprit Nintendo insufflé par Iwata et si bien résumé par sa citation la plus célèbre : «Sur ma carte de visite, je suis PDG. Dans ma tête, je suis développeur de jeux. Mais dans mon cœur, je suis un joueur.»