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Pascale Marthine Tayou, rêves de plastique

Après Londres, c’est à Bruxelles que se déploie l’exposition écolo «Boomerang» de l’artiste belgo-camerounais, dont l’une des œuvres vient d’être saccagée en Ukraine.
«Our Traditions», réflexion sur la mauvaise conscience de l'exploitation coloniale. (Photo DR)
publié le 27 juillet 2015 à 19h06
(mis à jour le 28 juillet 2015 à 15h43)

L’entrée du musée des Beaux-Arts de Bruxelles est occupée par un volumineux boa en textile multicolore enroulé sur lui-même. Après examen consciencieux, il s’agit d’une ribambelle de gants de toilette cousus bout à bout, dressés sur des pieux pointus. A quelques mètres de là, de massifs pendules ciselés façon pierre précieuse sont suspendus à la voûte du hall comme des boules de Noël. Forgés dans un métal acéré, ils rappellent à qui l’aurait oublié que l’industrie diamantaire sur le continent africain reste une sale affaire. Cet écosystème débordant, entre sorcellerie et prosaïsme quotidien fait d’allers-retours constants entre les cultures, constitue la marque de fabrique de Pascale Marthine Tayou, lui-même né au Cameroun mais travaillant en Belgique. Riche, malicieux, chargé d’un message politique et immédiatement séduisant, son travail semble remplir toutes les conditions pour conquérir l’institution, sans toutefois verser dans la démagogie. Avec le nom de scène féminisé qu’il s’est choisi, l’artiste, né en 1966 à Nkongsamba, ancien bastion de la production de café au Cameroun, est un autodidacte pluridisciplinaire qui a éclos au début des années 90. Une notoriété confirmée lors de la Biennale de Venise de 2009. Il a depuis essaimé à Art Basel, ainsi qu’à Paris, au CentQuatre ou dans le Marais, à la nouvelle VNH Gallery, ouverte sur l’ancien repaire d’Yvon Lambert, où il déployait en avril un gigantesque arbre de vie.

Brouhaha de la rue

Pascale Marthine Tayou est partout dans le paysage, pour qui sait l'identifier : les sacs plastique colorés massés au milieu de l'atrium de la gare Saint-Lazare en 2012, c'était lui. Tout comme le hall d'entrée de la collection permanente du centre Pompidou, qui accueille aujourd'hui le visiteur avec son mur d'écriteaux en néons (Open Wall). La rétrospective multifacettes que lui a d'abord consacrée la Serpentine Gallery de Londres, au printemps, se tient tout l'été dans la patrie d'adoption du plasticien nomade camerounais, fixé à Gand il y a dix ans. «Gand, l'origine du monde», s'amuse-t-il. Le titre réflexif de l'exposition, «Boomerang», renvoie selon lui à un portrait plastique de l'espèce humaine, matière première de celui qui pratique depuis une vingtaine d'années, avec une naïveté revendiquée, le détournement de symboles traditionnels africains, souvent par le biais de matériaux de récupération. Un recyclage total, donc. Parmi ses œuvres récentes, Our Traditions se compose d'un plafond entièrement tapissé de balais, calebasses, masques, cristal et feuilles séchées qui surplombe le visiteur comme la mauvaise conscience de l'exploitation coloniale. Sous la bonhomie affleure une réflexion postcoloniale inquiète : le terme «diagnostic» revient dans la conversation (lire ci-contre), comme chez un médecin. Sculptures, dessins, photographies, vidéos, graffitis : l'accrochage foisonnant plonge le spectateur dans une psyché ritualisée, ses totems revisités, tam-tams expressifs, sacs plastique (toujours) et maisons à l'envers fixées aux lambris, le tout baigné dans le brouhaha sonore de la rue.

La pollution et l'asphyxie planétaire reviennent ici comme des leitmotivs : au détour d'une salle, on tombe ainsi sur une pieuvre géante composée de tuyaux de pompe à essence (Octopus). Invité à la prochaine conférence Climat 2015, à Paris, l'artiste flower-power ne fait qu'un avec son environnement. Il estime qu'«on ne peut pas être humain et ne pas faire attention à son espace». En dialogue attentif avec le zeitgeist d'une Afrique globalisée (durant la visite, on songe au barbarisme «glocal»), connu surtout en dehors de son pays d'origine, le travail de Tayou fait craindre un formatage un peu facile servi sur un plateau au public occidental. Des contradictions qui n'échappent pas au plasticien mondialisé : «Ça veut dire quoi, être artiste dans une société où il y a un million d'urgences ?»

Vandalisme à répétition

Par un étrange concours de circonstances, l'une de ses œuvres monumentales a été saccagée fin juin par des séparatistes prorusses en Ukraine. Make Up ! avait été réalisée en 2012 à l'invitation de la plateforme culturelle Izolyatsia dans une ancienne usine d'isolation à Donetsk, depuis réquisitionnée, servant de garnison, de prison, voire de lieu d'exécution. Une vidéo postée sur le Web montre l'explosion de la sculpture de cinq mètres, en haut d'une cheminée, représentant un immense tube de rouge à lèvres. «J'ai éclaté de rire, ensuite j'étais sans voix et choqué, se souvient-il. Je ne sais pas ce qui les motive, s'ils y voient une forme de perversion, mais je n'ai pas de place pour la haine dans mon cœur.» L'œuvre était un hommage à la ville de Donetsk reconstruite par les femmes. Considérant qu'il ne s'agit pas là d'art orthodoxe, les séparatistes auraient pour habitude de récupérer le métal contenu dans les œuvres (y compris d'autres, signées Daniel Buren et Kader Attia, probablement détruites elles aussi - sans que cela ait pu être constaté par notre correspondant sur place). En réaction, Tayou a décidé de projeter la vidéo du méfait dans le cadre de l'exposition, assortie d'explications à l'intention du visiteur.

C'est la troisième fois qu'une œuvre du plasticien est vandalisée. Le premier méfait date du printemps, quand un anonyme a dessiné, à la Serpentine Gallery, une ligne et un cœur sur le tableau Landscape réalisé en chocolat et café - l'œuvre est exposée telle quelle à Bruxelles. En septembre 2014, dans l'église Saint-Bonaventure à Lyon, une main malveillante avait renversé sa Colonne Pascale. Intarissable conteur, il ironise : «On était en plein carême, peut-être Jésus en personne est-il descendu…»