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Choses dénaturées en quête d’absolu

A Delme, en Moselle, et à Vassivière, en Haute-Vienne, deux expositions collectives déroulent un florilège de sculptures et d’installations mutantes, affranchies de la mesure humaine.
«Medusa», 2014, de Giorgio Andreotta Calo, dans l'expo «la Chose» à la synagogue de Delme. (Photo O. H. Dancy)
publié le 3 août 2015 à 17h46

Quand l’ombre de «la chose» se profile simultanément dans deux expositions distinctes, l’une à Delme, en Moselle, l’autre sur l’île limousine de Vassivière, en Haute-Vienne (dont une partie à Treignac, un bourg de Corrèze où s’est niché un centre d’art privé), et ce avec des positions très comparables reposant sur un mélange d’inquiétudes sourdes et de vitalité ténébreuse, c’est plus qu’une coïncidence. On peut y voir le signe du surgissement de lubies nouvelles chez les artistes et les curateurs qui tentent, encore hésitants, de mettre en œuvre et en espace une manière de penser l’humain et le non-humain (végétaux, minéraux et animaux) sur une ligne continue, sans césure ni domination de l’un sur les autres. Ce qui ne va pas sans heurts, ni violence.

Gangue de résine. C'est même dans une tonalité âpre, grinçante et souffreteuse que les expositions tombent avant tout d'accord. Corps en lambeaux, organismes défaits et décharnés, matières rugueuses, volumes irréguliers virant au monstrueux avec des enveloppes résineuses creusées à coups de poing, l'objet «chose» s'incarne dans des sculptures qui ne cherchent pas le produit fini ni les formes fixes. Du coup, les matériaux sont alors de préférence ceux qui ont subi les affres du temps et les avanies de l'érosion. Ils relèvent de la combinaison de deux forces : celle de la nature couplée à celle, parfois désastreuse, de l'homme. L'espèce de tête en bois plantée à la synagogue de Delme doit sa difformité à son long séjour dans les eaux de la lagune vénitienne, d'où l'artiste Giorgio Andreotta Calò l'a extraite. Car c'est dans cet état que finissent les pieux qui maintiennent la ville à flot, et Medusa figure le visage pétrifié d'une vanité urbaine.

A ses côtés, une œuvre en bronze de forme oblongue et de la taille d’un avant-bras résulte du moulage par l’artiste italien d’un coquillage appartenant à cette espèce envahissante s’accrochant à la coque des paquebots accostant à Venise. La chose survit, toxique, à la faveur du bouleversement écologique que suscitent les humains.

Les deux expositions assument ce qu'elles doivent aux films de science-fiction, et si le titre de l'une l'inscrit explicitement dans la lignée des effets spéciaux de John Carpenter, on trouve aussi dans l'autre des créatures horrifiques que n'aurait pas reniées le réalisateur de The Thing. Posée dans un coin, par terre, à Vassivière, une tête de chien coupée en deux dans le sens de la longueur par Michael E. Smith est prise dans une gangue de résine. Poilue, elle tend à la fois ses crocs et son cerveau fossilisé. Physiques, les mutations que subissent les corps hybrides qui peuplent les deux expositions sont aussi mentales. Les formes noueuses et la texture même d'un dessin blanchâtre de David Musgrave évoquent la consistance et l'image d'une cervelle qui, suivant son titre, Anthroposomething, renoncerait avec nonchalance à cerner le corps auquel elle appartient.

Que les artistes maintiennent leurs œuvres dans un état aussi incertain révèle également leur penchant vers une définition de l'art intuitive et inspirée, plutôt que préétablie. «La Chose, écrit Anne Bonnin, commissaire de l'exposition à Delme, s'avance vers nous, humains, nous fait signe, et se dérobe dans un mouvement de ressac ad infinitum, résistant à toute saisie sensible ou conceptuelle. Elle est donc énigme.» Cela vaut manifestement ici comme définition de l'œuvre d'art. Laquelle ne prend forme et sens qu'au fil des étapes de sa réalisation, qu'au prix de gestes plus ou moins contrôlés et qu'au hasard de la réaction des matériaux entre eux. Samuel Richardot peint ainsi en lâchant prise et en abandonnant parfois le pinceau : étalant ses pigments fluides sur la toile, il manipule celle-ci comme un tamis et laisse les couleurs faire des flaques. Résultat : des tableaux aux transparences lumineuses et vaporeuses. La peinture semble s'y émietter en particules fines et rayonne d'une dimension spirite, comme si s'étalait là le halo d'une figure volatilisée.

Pâte cireuse. Afin de se déprendre de ses intentions de départ, Bruno Botella a trouvé le moyen d'œuvrer à l'aveuglette, sans pour autant fermer les yeux, en se fabriquant une boîte en Plexiglas fermée d'un couvercle. Le sculpteur y glisse les mains par deux orifices et y malaxe la pâte cireuse imbibée d'une substance hallucinogène qu'il y a versée au préalable. Le contenu n'est ensuite pas extrait de la boîte. Le tout fait œuvre, indissociablement. La chose est là, dans cette ligne continue tracée entre les éléments naturels et l'homme, certes, mais encore dans cette manière de cultiver une réciprocité entre le geste, l'esprit ivre, et la matière, puis entre la production de l'œuvre et sa contemplation.