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Squats de neuf ?

Depuis quelques années, de nombreux lieux alternatifs ont signé une convention d’occupation précaire. Une mutation du modèle qui délaisse le côté militant au profit de l’artistique.
Le 4 août au Jardin d’Alice, à Paris (XIIe arrondissement). Le collectif de Reuilly doit mettre la clé sous la porte à la fin du mois. COMMANDE N°2015-0988 (Photo Fred Kihn)
publié le 12 août 2015 à 17h07

Une dame âgée s'entretient avec deux jeunes hommes. La discussion tourne autour des crottes de chien laissées par un voisin devant un portail, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Un échange trivial entre une résidente du quartier et deux habitants d'un squat sauvage nommé l'Amour (1), installé ici depuis neuf mois. Alexandre Gain, menuisier de 23 ans, y est résident. Depuis quatre ans, il squatte les zones inoccupées «pour faire chier les propriétaires qui laissent un espace vide pendant des années». Tout en respectant le voisinage, l'Amour est devenu une galerie d'art à part entière. Prolongement du Point G, un squat du XIXe arrondissement parisien fermé en octobre 2013, le lieu présentait en ce jeudi 30 juillet l'exposition «Ponctuation». Celle-ci regroupe divers artistes (sculpture, graff, graphisme) dans ce décor industriel où les tons blancs, jaunes et bleus de l'espace embrassent les différentes œuvres. Alexandre Gain entend «faire du squat sauvage et productif».

Vitres cassées

Au bout d'une allée assombrie par la végétation grimpante, les notes assourdies d'une répétition de la fanfare rock La Mouche s'amplifient à mesure que l'on approche l'ancienne usine de piles Wonder (2), située au bout de la rue Marie-Curie, dans les puces de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Nelson Pernisco et Maxime Fourcade, 21 et 28 ans, prennent leur café-clope post-déjeuner dans la cuisine du rez-de-chaussée avec des collègues. Ils sont deux des principaux résidents du lieu, le Wonder. Malgré son apparence, ce squat n'en est plus vraiment un, tant l'occupation de ces murs est entérinée et encadrée administrativement. Installé dans la manufacture depuis octobre 2013, Nelson raconte qu'à leur arrivée, «il restait six vitres sur cinquante-quatre, l'électricité ne marchait pas et il y avait des graviers dans les éviers afin qu'on ne puisse pas utiliser l'eau courante». Il aura fallu six mois pour que l'espace devienne vivable et que la création puisse y faire son nid. Le bâtiment est la propriété d'Habitat, entreprise de mobilier avec qui les résidents du Wonder ont signé une convention d'occupation précaire, un contrat temporaire moyennant faible redevance et service de gardiennage contre utilisation du lieu, dont l'échéance reste à déterminer.

Réelle émulation

Sculpteur, Nelson est toujours élève aux Arts-Déco de Paris. Ancien membre du Point G, il fait partie d'un mouvement européen qui redéfinit la culture squat, laissant de côté le pan militant. Un pan qui visait à occuper pour mieux dénoncer, et créer des lieux de vie contre-culturels, mais aussi à attirer des populations jugées «peu recommandables» par le voisinage. Son comparse Maxime, producteur et DJ, confie que «l'on aimerait pouvoir prouver aux gens que l'idée du squat est acceptable et que l'on peut y construire quelque chose de positif», indiquant qu'une fois la convention venue à terme, ils s'en iront sans résister. «Cela reviendrait à perdre 80 % de notre matériel», ajoute Nelson, désireux de rester en bon terme avec le bailleur. Les soixante artistes du Wonder, protégés par un cadre légal - auquel les rend éligibles la corrélation entre leur vocation artistique et l'activité du propriétaire -, sont acteurs d'une véritable émulation. «Chacun a sa spécialité dans le lieu, on se porte et s'inspire mutuellement dans la concrétisation de nos projets», développe Nelson. Par concret, entendons une exposition de ce dernier sur la place de la République à Paris, un prix du Salon de Montrouge, qui récompense les jeunes artistes de la région, remporté par l'artiste peintre François Malingrëy, et la marque de vêtements prêt-à-porter Drône, en passe d'être commercialisée. «Dis qu'on fait du co-working, c'est bien, c'est à la mode», ironise Maxime. «Ou home-working», surenchérit Nelson, sourire en coin, pointant que l'espace de création est devenu lieu de vie à part entière.

Labo éco-citoyen

Le Wonder n'est pas le seul «squat» tirant bénéfice d'une convention d'occupation précaire. Le Jardin d'Alice, localisé dans la caserne de Reuilly (Paris XIIe), est l'une des figures majeures de la culture squat sur la région parisienne (3). Anciennement hébergés à la Chapelle (Paris XVIIIe), les membres du collectif se sont installés là avec l'accord de Paris Habitat, principal bailleur social de la ville et gestionnaire du lieu. Plus qu'un regroupement d'artistes, le lieu se dresse en laboratoire éco-citoyen et laisse ses murs aux associations de quartier en mal d'endroits où se réunir : «Le jardin d'Alice, c'est la base arrière d'un vaste tissu associatif», précise Anastasia Kozlow, coprésidente de l'association et programmatrice. Apparentée à celle d'un squat par son système de fonctionnement transversal, la vie du lieu se concentre autour de la production artistique, de la promotion du local, d'une pédagogie écolo et d'un hacker space. Il est rare qu'un squat français de cet acabit voie son existence pérennisée par les autorités. En retard sur des villes comme Berlin, Amsterdam où New York, qui ont institutionnalisé cette culture, la mise en place de conventions d'occupation précaire avec ce type d'endroit est récente dans les mœurs d'ici.

Depuis l'impulsion donnée il y a cinq ans avec la régularisation du 59 Rue de Rivoli, ces accords visent à «permettre l'installation de collectifs jusque-là illégaux pour donner une place à la culture alternative», détaille Pierre-Adrien Hingray, directeur adjoint au cabinet de la mairie de Paris. Une politique bienvenue alors que la loi ciblant «l'infraction de violation de domicile» a été précisée en juin, étendant le temps d'observation d'un flagrant délit de violation de domicile au-delà de l'ancien seuil de quarante-huit heures.

Travail de repérage

Mais en l'absence d'horizon de pérennisation, les collectifs résidents souffrent aujourd'hui de la peur de l'éviction. «Le problème, c'est que nous sommes sur des bâtiments intercalaires», explique Anastasia Kozlow sur la terrasse ombragée du Jardin d'Alice. Relégué au statut de bouche-trou à haute valeur ajoutée citoyenne, le collectif de Reuilly doit mettre la clé sous la porte le 31 août. Après une visite d'un local de 100 m² proposé par Paris Habitat, les «Jardiniers» demandent un contrat d'une durée de trois à cinq ans et une surface identique aux 600 m² dont ils ont bénéficié pour faire perdurer leurs activités. Responsable de la communication à Paris Habitat et soutien de ces initiatives, François-Marie Retourné observe que «Paris est une ville minuscule, on y court après le foncier et le manque d'espace laisse peu de place aux lieux alternatifs», notant que des conditions exceptionnelles sont nécessaires à l'installation de lieux de cette ampleur. Constatation également faite par Pierre-Adrien Hingray, qui ajoute que «Paris ne dispose pas de la superficie des friches de Berlin et de New York», à la suite d'un travail de repérage de bâtiments inoccupés dans la capitale. Il n'en demeure pas moins que selon l'association Plateau urbain, qui met en relation bailleurs publics comme privés avec des porteurs de projets d'économie sociale et solidaire, 4 millions de mètres carrés seraient vacants sur la capitale, dont 800 000 m2 sans mouvement depuis cinq ans.

Avec un accord de principe de la part des institutions, la culture squat se légitime dans les villes françaises tout en faisant évoluer son essence militante. Comédien au sein de la Débordante Compagnie et conférencier environnemental, Antoine Raimondi déguste son sirop de vin blanc (oui, ça existe) au côté d'Anastasia et martèle l'urgence dans laquelle le collectif se trouve : «C'est le moment de rattraper le train», adresse-t-il aux institutions, persuadé que cette forme de développement urbain offre rien moins qu'un poumon à la ville.

(1) 24, rue Molière, Bagnolet (93).

(2) 16, rue Marie-Curie, Saint-Ouen (93). Non ouvert au public.

(3) 20, rue de Reuilly, 75012.