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Libération
Interview

Route du rock: «On est incorruptibles»

François Floret, revient sur les 25 premières années du festival qu'il a créé à Saint-Malo.
(Photo Nicolas Joubard.)
publié le 14 août 2015 à 12h45

La Route du rock a 25 ans et c’est une belle route, pas rectiligne, parfois cabossé, mais avec un paysage à nul autre pareil. Alors que le festival malouin de rock indé débute ce vendredi et jusqu’à dimanche, on a passé à la question «pourquoi» son directeur, François Floret.

Pourquoi avoir créé un festival plutôt qu’un label, et pourquoi continuer contre vents à marées à vouloir le faire vivre ou survivre?

Quand on a commencé à Rennes à proposer de la musique dans les années 80, on était dans l’idée de faire des concerts, de verser dans le live. Le cheminement logique, c’était donc de pousser les feux et de monter un festival, qui n’est rien d’autre qu’un regroupement de concerts. A l’époque, il n’y avait pas tous les problèmes qu’ont les labels, on aurait pu s’y coller, on aurait pu apprendre, évidemment, mais cela m’excitait beaucoup moins que l’idée d’un festival, qui est une mise en péril, en abîme, une alchimie à nul autre pareil. On continue le festival, car on a cette passion qui nous anime; on se persuade qu’on n’est pas submergé par les difficultés; on retient plus les moments magiques que les galères, les difficultés. Il y a toujours un truc supplémentaire dans la colonne des plus que dans celle des moins, car il y a l’adhésion d’un public qui nous soutient mordicus, et ça, ça booste, ça enivre, ça porte. Alors qu’on marche sur le fil du rasoir, en équilibriste: c’est aujourd’hui plus compliqué avec les baisses d’aides des collectivités (en raison de la chute des dotations de l’Etat), le durcissement des contraintes administratives et l’inflation des cachets. Même si cette dernière dose n’est pas nouvelle, on tente de l’intégrer, de la digérer. Et de surmonter ces vagues contraires.

Pourquoi votre tête d’affiche, Björk, vous a-t-elle plantés et pourquoi allez-vous malgré tout vous en sortir? Grâce à la culture de la gamelle et de la résilience?

Jusqu'à récemment, on n'avait aucune idée de la raison pour laquelle elle nous avait plantés, ça ressemblait à une formule toute faite: «Changement d'agenda.» Officiellement, ça veut rien dire et tout dire. On a creusé, on a phosphoré et on a eu l'explication étonnante selon laquelle la diva islandaise explique que c'est trop douloureux pour elle de jouer cet album en live, et qu'elle veut passer à autre chose. Il ne lui restait pourtant qu'une date à faire, la nôtre; d'autres à la rentrée, d'accord. Mais annuler un festival en octobre ou novembre, c'est autre chose que de planter un festival à dix jours de sa date clé. J'ai de l'amertume, je l'avoue, mais je n'ai pas le droit de la charger, c'est une artiste après tout, et je ne rentre pas dans son intimité. On avait bâti le festival autour de cela, une conférence rock autour d'elle, programmé Dancer in the dark, c'était féerique. Après ce coup de barre dans la gueule, on a eu le bol hallucinant de récupérer Foals, un petit miracle. On avait trois pistes: New Order, Tame Impala, Foals. Foals et Alias, son tourneur, ont dit OK tout de suite. On a juste accepté les conditions, même du jamais vu pour nous, avec un vol en jet privé. Ils ne font pas d'autres dates avant la rentrée: c'est un peu un privilège de les voir changer de routing pour nous: ils adorent le festival; ils étaient déjà venus en 2008. Ce sont des artistes qui, comme The National, regardent encore où ils jouent… Et pas uniquement ce qu'il y a comme pognon sur la table.

Pourquoi des groupes comme Arcade Fire ne passeront jamais à la Route du rock et Radiohead ne passeront plus à la Route du Rock?

Parce qu’il y a trop d’intermédiaires. S’ils savaient combien on les adore, combien le public les attend, combien il y a d’aspiration pour ces groupes. Mais les cachets sont affolants. Ils répondent à l’offre et la demande, OK, leur aura est tellement forte. Mais comment faire? On est sur des contrats entre 500 000 et 1 000 000 d’euros. On leur propose chaque année de venir, mais on connaît les réponses des agents à l’avance. Le seul truc, ce serait qu’il y ait une volonté des artistes. On rêve… David Bowie, c’est pareil, c’est un fantasme à jamais inassouvi: des artistes majeurs et majuscules que tu rêves de voir venir; et, du coup, arrêter de faire un festival. Du coup, on est dans le défrichage, le coup de foudre, le déclic anticipateur. Enfant, j’adorais faire des compils de cassettes que j’offrais à ceux que j’aimais, mes proches, mes meufs. Aujourd’hui, je le fais. Mais en live. Dans le passé, il y a eu des tentations d’agents ou de tourneurs de nous imposer des groupes; on travaille avec tous les agents, mais on choisit à 100% ce que l’on veut. On n’est pas lié. Du coup, on a des rapports sains: ils savent que l’on a raison. Ils nous admirent aussi quelque part: ils savent qu’on est irréductibles, incorruptibles. Qu’on ne passera pas un groupe qu’on n’aime pas pour pouvoir en promouvoir un autre. Et ça, tous les festivals ne peuvent pas le dire…

Pourquoi étiez-vous les seuls à vous intéresser à des groupes indé il y a 25 ans et pourquoi tous les festivals se battent désormais pour les avoir?

Bonne question. Il y a 25 ans, on était post-ado, à vouloir présenter de la cold wave, de la post wave, du garage, etc.: des scènes pas rentables, des groupes émergents, déviants parfois. Le milieu de la musique était plus fermé, plus intimiste, moins open. Soit le public a évolué, soit ceux qui ont le plus d’argent nous font la nique. On n’est plus le premier choix, on le sait, on est le second choix, parce que les groupes «bankables» sont toujours plus chéris que les groupes les plus underground, sauf quand ils réunissent les deux options. La mode est au rebelle, au marketing rêche, aux groupes post punk, electro pop. Or nous, c’est notre niche; une niche devenue un énorme bordel. A nous donc d’inventer, de rêver de trouver des futurs artistes émergents.

Pourquoi il ne faudra absolument pas manquer tel ou tel artiste cette année et lequel êtes-vous le plus fiers d’avoir décroché que l’on ne reverra pas ailleurs?

Chaque groupe que l’on présente a une bonne raison d’être vu. Il y a des exclus comme les New-Yorkais de Ratatat ou Foals, le retour de Ride, qui est un événement. Il y a les confirmés, comme Jungle, plus rassurant et plus mainstream, la légende Thurston Moore, issu de Sonic Youth, qui fait partie de la famille. Et des coups de cœur: Girl Band, Viet-Cong, District, Spectres, Wand, Hinds, et aussi Algiers, un ovni entre la soul et le rock abrasif. On devrait tous les citer. Mais bon, arrêtons là.

Pourquoi y a-t-il des moments de galère ou d’euphorie que tu ne pourras jamais rayer de ta mémoire? Lesquels?

La première galère est devenue une euphorie: on est 1998. On sortait d'une édition 1997 difficile avec un événement qu'on devait professionnaliser après le succès de 1996. On a été victime d'une escroquerie: le responsable venu pour la restauration est reparti avec la recette. J'ai dit «C'est trop con: sortons-nous en, je laisse tomber mon DESS d'aménagement du territoire, je m'y mets à 100%.» Des potes nous ont suivis, on a travaillé chez moi pendant six mois, on a été interdit bancaire, interdit de Fort Saint-Père par un sous-préfet à la con. On l'a organisé dans un champ, notre Route du Rock. A l'arrivée, ce fut inoubliable, avec Portishead, PJ Harvey, etc. On a épongé les dettes, on s'est boosté comme jamais. Bref, on s'est senti indestructibles. Il y aussi 2002, où la météo fut une cata absolue, un naufrage dingue: l'eau dégoulinait sur la scène, on épongeait le synthé de The Divine Comedy. Mais le public est resté, on s'en est sorti, on est passé à travers. Enfin, 2005, c'est The Cure, deux heures vingt de concert, une madeleine de Proust pour moi: un Robert Smith euphorique et honoré d'être là. Il se trouvait un peu vieux, il est venu avec sa famille et nous a raconté qu'il venait, enfant, à Saint-Malo. Last, 2013; le changement de formule, avec une deuxième scène assumée et mise en avant. Cette année, elle est encore plus ambitieuse: deux scènes se font face à face, façon Pitchfork festival à la Villette: une tuerie.

Pourquoi donnez-vous enfin la chance à des espoirs de la scène française en pleine réinvention, comme Flavien Berger et Forever Pavot, mais à la plage…?

C’est un parti pris qu’on a chaque année. On a monté des thématiques sur la plage pour justement défendre des labels français: on veut l’étoffer, avec des artistes pas prétexte, pas des Mickey; de l’exigence et de la qualité. On veut profiter de l’avantage de ce lieu magique, face au tombeau de Chateaubriand, une piscine d’eau de mer, la vue sur Dinard. Quand ça fonctionne, que c’est beau, sublime. Bon, après, aujourd’hui, pour la première journée, on va se relocaliser dans la salle de la Nouvelle vague, parce qu’on prévoit de la flotte…

Pourquoi faut-il toujours prévoir des bottes alors qu’il serait peut-être judicieux de drainer le site du Fort Saint-Père pour faire plaisir aux Parisiens?

On l’a drainé en avril, ce qui ne veut pas dire qu’il faut oublier les bottes; les extérieurs de l’enceinte concert, il y a de la bouillasse sur le camping, le parking. On ne va pas faire des travaux monumentaux pour mettre du dur partout. L’intérieur du Fort Saint-Père est à 80% drainé, avec un mélange terre/pierre et un reprofilage du terrain. Après, la mystique de la flotte, genre festival anglais, c’est pas vraiment le genre de cliché qu’on aimerait conserver…

Pourquoi avoir monté une activité de tourneur, une salle (Nouvelle Vague), une collection d’hiver? Pour diversifier le business ou pour être fidèle à l’esprit assoc de Rock Tympans?

On veut booker des groupes pointus, pur jus, fidèle à l’esprit de la Route du Rock. On est aidé par des cadors, qui organisent Soy festival, à Nantes. La Nouvelle Vague, la salle de Saint-Malo, c’est affirmer notre professionnalisme sur cette ville. Montrer que l’on est des acteurs du coin, légitime, qu’on peut gérer une salle à l’année et faire preuve d’audace sur d’autres lignes artistiques et esthétiques que du rock pur et dur. On veut chercher des choses qui sortent du lot et aussi présenter des artistes attendus car on est en délégation de service public. Ne soyons pas hypocrites; un producteur qui a deux festivals, une capacité de booking, une salle etc., a plus d’influence, un poids supplémentaire. Cela participe d’un écosystème, et ce que l’on tente de tisser est précisément ce qui se passe naturellement dans plusieurs villes en France. Organiser un festival en plein air, c’est ce qu’il y a plus de difficile à faire. Qui peut le plus, peut le moins. Après, faire des concerts dans une salle, c’est plus simple. Et puis, on peut faire profiter notre réseau. On peut exister. On veut vivre de ce qu’on aime.

Pourquoi supportes-tu le Stade Rennais, un club mainstream, plutôt que Guingamp, un club indé, et pourquoi les footballeurs écoutent-ils, comme tu l’as dit dans So Foot, toujours la même merde?

Je suis Rennais et chauvin, j’adore ma ville, je suis allé au stade avec mon père depuis que je suis môme. On a vécu des montées, des descentes, et Guingamp a toujours été la bête noire. Ils ont beaucoup de classe: j’ai fait les trois finales perdues, dont deux contre Guingamp. Ils ne nous ont jamais chambrés. Jamais montré d’animosité. Pas sûr qu’on ait été aussi dignes s’ils avaient gagné. Guingamp, c’est une anomalie dans le foot comme on l’est en musique. Après, Rennes peut et veut évoluer: le foot, c’est plus seulement du sport. Je siège au stade pour une commission qui s’appelle les deux hermines, on réfléchit à comment réconcilier le public avec le Stade rennais, comment retrouver une identité forte, un état d’esprit. On en a marre d’être des éternels losers. Au Royaume-Uni, il y a un état d’esprit chevaleresque, une noblesse apparente, même si la gentrification a fait des dégâts. Mais les joueurs se défoncent et cela irradie la sociologie anglaise, l’intelligentsia, la pop culture, etc. En France, le ballon rond traîne encore une image de beauf, de frilosité, d’arbitrage trop rigide, que j’aimerais gommer. Le foot, c’est rock, même si les footeux écoutent encore beaucoup trop de daube…