Pour perdre le nord cet été à Paris, cap vers l’Amérique du Sud. La Maison rouge met à l’honneur la scène artistique de Buenos Aires, troisième agglomération d’Amérique latine après Mexico et São Paulo, et la plus européenne des capitales du continent. Le portrait artistique de cette ville miroir fait partie d’un cycle initié en 2011 par Paula Aisemberg et Antoine de Galbert, respectivement directrice et président de ce lieu dédié à la création actuelle. La première ville passée au crible, en 2011, était Winnipeg, capitale du Manitoba, au Canada. Puis Johannesburg, en Afrique du Sud, en 2013.
«Portègne» de naissance, ainsi qu'on nomme les habitants de Buenos Aires, Paula Aisemberg et sa consœur Albertine de Galbert, les deux commissaires de l'exposition, sont allées à plusieurs reprises sur place pour sonder la vitalité de cette cité démesurée qui s'étend sur plus de 200 km2 et compte 3 millions d'habitants - 15, si l'on inclut l'agglomération élargie.
Frénétique. «Surgie de nulle part», comme l'écrivit le poète Sigfrido Radaelli, la «Cité des bons airs» est née une première fois en 1536, rasée par les Indiens dix ans plus tard, puis reconstruite en 1580. De guerres en sécessions, de coups d'Etat en dictature, et malgré la violente crise économique de 2001, la ville demeure lumineuse et frénétique comme le prouve le travail des artistes invités par la fondation. Les deux complices ont convoqué les créations d'une soixantaine d'artistes (de quatre générations) de la scène porteña, dont une quinzaine ont voyagé jusqu'à Paris pour réaliser en plus des œuvres in situ. Au total, plus d'une centaine de pièces sont exposées. Peinture, photo, sculpture, vidéo : chaque artiste exprime à sa façon une énergie de vivre et nous entraîne avec humour et gravité dans les méandres de la ville, son quotidien, son histoire, ses grands maîtres. Au premier rang desquels Borges, bien sûr, dont l'œuvre labyrinthique affleure comme un écho dans la vidéo Pasajes 1 (2012) de Sebastian Diaz Morales : un homme ouvre une porte, puis une autre, et une autre…
Cartographie. L'étrangeté aussi fait partie de la culture porteña, comme La Isla (2009), d'Eduardo Basualdo, une cabane obscure, sorte de maison en réduction conçue par l'artiste à partir des vestiges brûlés d'un immeuble en bois de San Telmo, à Buenos Aires. Nul ne devine ce qui se passe à l'intérieur, seuls ceux qui s'y rendent le savent et découvrent alors un monde effrayant, ce qui reste peut-être lorsqu'on a traversé l'incendie.
Au sous-sol, l'insolite plane encore avec la spectaculaire installation El pajaro del brujo (2015), de Valeria Vilar, une déambulation sur un parterre de masques de plâtre brisés, mi-enfants, mi-animaux fantastiques, comme ceux portés pour les carnavals.
L’inquiétante étrangeté nous saisit à nouveau par la présence de trouées dans les murs de la Maison rouge, incitant à la transgression. En passant la tête, on découvre les œuvres de Diego Bianchi, dont on n’aperçoit qu’une partie - l’installation semble en effet s’être développée de manière organique dans les interstices de la Maison rouge.
Tout aussi surprenant, Que parezca un accidente (2010), de Sebastián Gordin, où des bibliothèques se renversent, comme prises dans un cataclysme. Ou Dominio (2013), cette pièce d'habitation entièrement reconstituée par Tomás Espina et Martin Cordiano, dans laquelle tous les objets ont été brisés puis réparés. En Argentine, les blessures de la crise ne sont pas totalement pansées.
Après ces explorations intérieures, l'expo propulse aussi vers l'extérieur, au fil des rues. Pour s'y repérer, il y a le catalogue, mais également un plan imaginé par Graciela Hasper (Mi Taller, 2010), qui reprend la cartographie en damier de la métropole pour cibler d'un cercle jaune son atelier. On peut y déambuler, en regardant les images, sans filtre esthétique prédéfini, d'Alberto Goldenstein, souvent capturées comme le ferait un passant.
Si les stigmates de la crise ou de la dictature sont encore présents dans les esprits, l'humour jaillit toujours. Comme chez Ana Gallardo, qui parcourt Buenos Aires avec sa maison accrochée à un vélo (Casa rodante, 2008), dans l'attente de jours meilleurs ; ou bien Leon Ferrari, qui fait surgir des Christ d'un grille-pain, rappelant au passage les liens entre la dictature et la chrétienté. Buenos Aires a su résister à la tragédie, par «la force d'exister» (Potencia de existir), titre de la dernière pièce de l'exposition, une étrange sculpture de Marina de Caro.