Des rangées de tableaux, des alignements de salles, des masses de visiteurs. Comme dans tout grand musée, on passe rapidement d'une œuvre à une autre dans les couloirs de la National Gallery. Parmi ses 2 300 œuvres, datant du XIIIe siècle à la fin du XIXe, ce temple de l'art pictural en a isolé six, le temps d'une exposition, «Soundscapes», qui fait converser peinture et musique. «Associer la musique à l'art n'est pas inhabituel, rappelle la commissaire d'expositions Minna Moore Ede. Mais ici, j'ai remarqué que la presse britannique adore mettre l'art dans des catégories.»
Ce n'est pas la première fois que la National Gallery entreprend de se libèrer de telles divisions. En 2012, le musée avait collaboré avec le Royal Ballet de Londres à partir de trois tableaux de Titien. Cette fois-ci, ce sont des musiciens qui sont allés sélectionner une œuvre, le point de départ de leur installation. «On leur a donné un passe pour qu'ils puissent déambuler dans le musée le soir, quand il n'y a plus personne», explique Minna Moore Ede. Avec des résultats variés : deux œuvres religieuses, deux paysages dont un tableau pointilliste, un Cézanne et un double portrait. Six œuvres seulement, et pourtant l'exposition parvient à captiver le regard et l'oreille pendant plus d'une heure.
Elle s'ouvre avec un petit film d'une vingtaine de minutes : chaque artiste explique son choix, sa méthode de travail et son propos. Puis vient le temps de l'expérience, sans médiation, dans une ambiance méditative. Chaque installation a sa pièce, insonorisée, sombre, où seule l'œuvre est éclairée. Reliées par des petits couloirs, les pièces sont assez espacées pour que les compositions musicales ne s'entrechoquent pas. Certaines installations méritent que l'on s'y attarde plus que d'autres. Celle des artistes canadiens Janet Cardiff et George Bures Miller peine à se montrer convaincante. Pour mettre en musique le tableau d'Antonello de Messine, Saint Jérôme dans son étude, le duo a choisi des bruitages (trop) prévisibles : des pas sur le sol, un homme qui travaille la terre, un chant religieux. Les artistes ont également reproduit la scène en 3D afin d'étudier la perspective dans le tableau et la reproduire dans leur composition. Malheureusement cette maquette, imposante, ne sert qu'à faire de l'ombre au tableau de petite taille.
A l'inverse, Chris Watson, qui utilise lui aussi des bruitages, parvient à recréer la perspective du Lake Keitele d'Akseli Gallen-Kallela. Son installation sonore, composée de field recordings (soit des bruits qu'il est allé enregistrer avec son micro dans la nature) et d'un chant sami (le peuple autochtone de cette région de la Finlande où a été peint le tableau) fait vagabonder l'esprit et met en perspective l'œuvre du peintre. C'est tout l'intérêt d'une telle exposition : (re)découvrir sous un jour nouveau des œuvres figées sur les murs de la National Gallery.
En optant pour les Ambassadeurs, Susan Philipsz s'est lancée un véritable défi. Le tableau de Hans Holbein, chargé de symbolisme et mondialement connu pour son impressionnante anamorphose, a été analysé sous tous les angles. L'artiste écossaise, elle, se concentre sur le luth à la corde cassée, symbole de la discorde. L'année où ce tableau est peint, en 1533, le climat politique est tendu et la France comme l'Angleterre espèrent faire alliance. Pour illustrer l'enjeu de la visite des diplomates, l'artiste a choisi un instrument à cordes plus strident que le luth, le violon, et a composé une musique discontinue qui souligne cette tension.
Mais l'installation la plus intéressante est probablement celle de Jamie xx. Le musicien électronique s'est arrêté sur un tableau pointilliste de Théo van Rysselberghe, Scène côtière, et son installation atteint parfaitement à une symbiose de l'art pictural et de la musique. D'abord, un parallèle peut être établi entre les techniques d'exécution des artistes : tous deux aspirent à l'unité à partir du fragmenté - des touches de peinture pour l'un, des samples remixés pour l'autre. Ensuite, la perception du tableau comme de la création sonore change en fonction du point de vue.
Il faut s’éloigner pour que le paysage apparaisse distinctement. La musique électronique reproduit cet effet : les vibrations sont plus intenses près du mur où est accroché le tableau et, en s’en éloignant, le son s’uniformise. Silencieux, les visiteurs déambulent d’une pièce à l’autre, s’arrêtent, contemplent, changent d’angle. Prennent le temps d’observer et de se perdre dans l’œuvre.