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Libération
Critique

Serge Merlin et ses airs de géant

Pièce maîtresse du «Réformateur» de Thomas Bernhard, adapté au Théâtre de l’œuvre à Paris, le comédien laisse exploser son génie dans le rôle d’un philosophe tyrannique et misanthrope.
Serge Merlin, génie sur scène, face à Ruth Orthmann, dans un rôle presque muet. (Photo Dunnara MEAS)
publié le 17 septembre 2015 à 18h26

Mais comment fait Serge Merlin pour rendre vivant jusqu’aux bouts des ongles un personnage qu’on tuerait bien ? Bien sûr, il y a une mise en scène signée André Engel, une scénographie, des costumes, une autre actrice, Ruth Orthmann, au rôle presque muet, et des tas de choses que l’on pourrait décrire, et d’ailleurs on ne s’en prive pas en prenant des notes. Mais ce qui aimante le regard et rend ce vieillard tyrannique et misanthrope bien plus vaste qu’une caricature de Daumier, c’est lui, l’acteur, Serge Merlin, un génie sur scène, qui montre une multitude d’êtres et d’états, à travers un personnage qu’on reconnaît mais qu’il ne circonscrit jamais. Il y a les battements de mains, qu’il faudrait revoir en ralenti pour comprendre comment il les agite. Il y a les orteils qui se crispent et se déploient et, soudainement, ils paraissent immenses sur la toute petite scène du Théâtre de l’œuvre, et on comprend que le pied de l’humain, c’est aussi important que ses neurones. Il y a la moindre virgule, le moindre soupir, qui prennent évidemment sens dès lors qu’ils sont pris en charge par le souffle de Merlin, tandis qu’à la moindre des douleurs du grand homme, on souffre, non pour lui, mais pour la jeune femme, servante, épouse, bonne, aux ordres de l’auteur du «Traité sur la destruction du monde».

Yo-yo. Toute la pièce sonne comme un autoportrait de Thomas Bernhard lui-même. Mais un Thomas Bernhard qui se délecte de ses ridicules d'imprécateur domestique et d'écrivain honoré et en attente de médailles fussent-elles en chocolat, et dont l'humour et l'autodérision sont ici décuplées. D'ailleurs, ce grand homme au grand œuvre pourrait être aussi bien Kant, Schopenhauer, Godard ou pourquoi pas un critique dramatique séduit par sa propre intelligence, ou encore n'importe qui percevant dans ses rognures d'ongle l'occasion de se mirer. Ou encore, à sa manière de jouer au yo-yo avec sa «nounou», et de jeter le livre qu'elle s'empresse de ramasser, Serge Merlin nous permet de songer à ce bébé de 18 mois qu'on a tous été, et qui n'en revient toujours pas du pouvoir exorbitant du son «non» qu'il vient d'apprendre.

Mansardé. A travers cet autoportrait de Thomas Bernhard, haineux de tout et des traducteurs mais pas de l'argent que rapportent les traductions, et en attente de reconnaissance tout en vilipendant ses admirateurs, on voit tout autant la vieillesse impatiente que l'on ne connaît pas encore que les premiers âges de la vie. De miroir, justement, il n'y a pas, sur la petite scène du Théâtre de l'œuvre, transformée en salon bourgeois éternel et mansardé, comme on imagine qu'il y en a pléthore en Autriche, avec son fauteuil, son bureau, ses quelques livres reliés dans des étagères à moitié vides, son horloge qui indique avec des tressautements que le temps passe et surtout ce cadre avec cette feuille blanche qui ne reproduit rien d'autre que le blanc, où peut-être l'on peut lire l'angoisse de la page vide. Mais aussi, un poisson rouge, sur le bureau, confident du grand homme, à moins qu'il ne soit son double dans son bocal, car le vieux génie est entravé et peine à se lever de son fauteuil, sans sa fidèle aimée.

Le plaisir de ce Réformateur, pièce de théâtre qui s'apparente à un monologue et non à une adaptation de roman, tient entre autre à ce que la jubilation de l'acteur est visible et enrichit le personnage. Serge Merlin avait déjà joué le Réformateur, au début des années 90, toujours dans une mise en scène d'André Engel. Le texte lui brûlait les doigts, et il l'a fait connaître en France à une époque où seuls les romans de Bernhard étaient lus, par des initiés. On lui demande s'il a le sentiment désormais d'être en compagnonnage avec le réformateur. Il répond : «Je le connais par cette autre part de moi-même, mais cette autre part est quelqu'un que je ne vois pas en face.»