La décision est tombée ce mardi : Happy Birthday, chanson la plus entonnée au monde, qui apparaît à elle seule dans 143 films et des centaines de publicités, vient de tomber dans le domaine public. Comment, elle ne l'était pas déjà ? Non, et c'est une mauvaise nouvelle pour Warner/Chappell Music, qui en percevait les droits depuis 1988, et qui va devoir immédiatement dire adieu à une manne financière estimée à 2 millions de dollars par an (environ 1,8 million d'euros).
C'est une réalisatrice indépendante, Jennifer Nelson, fâchée de devoir aligner 1 500 dollars (environ 1 300 euros) afin d'utiliser la chanson pour l'un de ses documentaires, qui a saisi la justice en 2013 afin de remettre en cause la validité des droits de Warner/Chappell. Il s'agissait de répondre à cette abyssale question : à qui appartient Happy Birthday ? Rendue publique mardi, la décision du juge dit clairement ceci : à tout le monde. Consultable en ligne, elle est motivée sur 43 pages. Il fallait bien cela pour résumer une histoire longue de plus de cent ans, qui mêle histoire de la musique folk américaine, complexité du droit d'auteur et, il faut bien le dire, cupidité de certains exploitants commerciaux.
Acte I : Deux sœurs mélomanes dans le Kentucky
Tout commence dans le Kentucky, à la fin du XIXe siècle. En 1893 plus précisément, avec deux sœurs, Mildred et Patty Hill. Mildred, 30 ans, pianiste et organiste, s'est spécialisée dans la musique afro-américaine, qu'elle étudie en fréquentant les églises, et dont elle pense, ce qui est culotté pour une jeune femme vivant dans le sud des Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, qu'elle pose les bases d'une musique nationale américaine. Pour l'anecdote, l'un de ses articles sur le sujet, Negro music, écrit sous le pseudonyme de Johann Tonsor, inspirera Antonín Dvorak pour sa Symphonie du nouveau monde. Sa sœur, Patty, 24 ans, est institutrice en maternelle. Toutes deux écrivent une mélodie au piano, destinée à accueillir les enfants à leur entrée dans la salle de classe, Good Morning to All, à la mélodie simple et expressive.
L'air, qui n'a, pour l'instant, rien à voir avec une quelconque idée d'anniversaire, est rapidement déposé à la Clayton F. Summy Publishing Company, et sera publié dans le recueil intitulé «Song Stories for the Kindergarten» («chansons pour jardins d'enfants») paru en 1894. Mais est-ce une mélodie originale ? Même pas, si l'on en croit le musicologue américain Kembrew McLeod, qui cite dans un article de 2003 Happy Greetings to All, du compositeur Horace Waters, écrite en 1858, comme principale source d'inspiration pour la mélodie de Good Morning to All (à écouter ici).
On peut de toute manière se demander dans quelle mesure une chanson folklorique, issue d'une tradition orale, peut s'accommoder d'une logique de droit d'auteur, mais ceci est une autre histoire. Et que dire de cette histoire d'anniversaire ? Il faut attendre le début du XXe siècle pour voir émerger, aussi surprenant que cela puisse paraître, une sorte de «culture de l'anniversaire». Selon des historiens américains, la coutume de célébrer l'âge qui vient ne se popularise pas avant 1830 – et pour voir émerger des gâteaux d'anniversaire «modernes», avec bougies et crème, il faut attendre 1850. Les célébrations d'enfants, elles, ne se généralisent qu'entre 1870 et 1920, alors que le système scolaire américain se modernise, particulièrement en ville, avec un système de classes rangées par tranches d'âge.
Acte II : Des paroles déposées et un rachat faramineux
Dès les années 1900, l'édition musicale prend le pli de ces changements sociétaux : les mots «happy birthday to you» apparaissent sur des partitions en tant que paroles alternatives à la chanson Good Morning to All. Mais attention, cela ne veut pas dire que les sœurs Hill ont déposé ces paroles combinées à la mélodie. Et cela ne veut pas dire non plus que la société à laquelle ces droits ont été déposés, en l'occurrence Summy, les possède. Et c'est bien là que le bât blesse. Car si en 1935, Summy a bien déposé des paroles de Happy Birthday to You, et que la société était bien dépositaire de la mélodie de Good Morning to All, elle n'était pas vraiment détentrice des paroles Happy Birthday appliquée à la musique de Good Morning to All… Et donc de la chanson Happy Birthday en elle-même. Voilà toute la subtilité du jugement qui vient d'être rendu mardi.
Ensuite, Summy deviendra BirchTree, qui sera elle-même rachetée par Warner/Chappell en 1988 pour quelque 25 millions de dollars (environ 22 millions d'euros). «Un investissement très intéressant», selon les mots du vice-président de Warner/Chappell de l'époque, Jay Morgenstern, en 1989 dans le New York Times, ravi d'avoir récolté dans son catalogue la très lucrative chanson d'anniversaire, et revendiquant des droits datant de 1935 dont personne, jusqu'ici, n'avait remis en question la validité.
Acte III : Des ruses et des réclamations abusives de Warner
Et cet achat fut en effet une très belle opération pour Warner car, entre 1935 et 1988, tout le monde s'est mis à la chanter, Happy Birthday, de Marilyn Monroe au Madison Square Garden à Madame Michu Doherty à Melun, dans toutes les langues et partout ; de sorte que pour la diffuser il fallait mettre la main au portefeuille.
Il faut imaginer que sans cette décision, jusqu'en 2030 aux Etats-Unis, et fin 2016 en Europe, chaque lieu public, restaurant ou chaîne de télévision, du Flunch du quartier au Club Dorothée de TF1 (souvenons-nous de son générique de fin, avec les noms d'enfants qui défilent), aurait continué à verser, chaque année, un forfait à Warner/Chappell pour l'exploitation de son catalogue, dont Happy Birthday était l'un des fleurons.
L'empressement de Warner à réclamer de l'argent à quiconque avait le malheur de fredonner la mélodie quelque part dans le monde avait pourtant à de nombreuses reprises été dénoncé… Sans succès. Enfin, jusqu'en 2013. En effet, parmi les plaignants associés à la réalisatrice Jennifer Nelson, dans ce qui s'apparente à une class action, une chanteuse issue de San Francisco, Rupa Marya. Après avoir publié un album live dans lequel son groupe lui chante Happy Birthday to You sur scène, elle s'est indignée qu'on lui réclame 455 dollars (407 euros). A cela s'ajoute l'indignation suscitée, en 1990, par l'interdiction de diffusion d'un documentaire sur les droits civiques, Eyes on the Prize, à cause d'une scène où Martin Luther King se voit souhaiter Joyeux anniversaire… Mais les indignés avaient beau s'indigner, il fallait bien payer son écot.
La vidéo ci-dessous, issue de la série d'animation Wallace et Gromit (1993), montre que, pour l'exploitation en DVD de cet épisode, la chanson d'anniversaire dans la carte postale qu'ouvre Gromit, qui chantait Happy Birthday, a été remplacée par For He's a Jolly Good Fellow… Une chanson qui était, elle, dans le domaine public.
«Happy Birthday est pourtant quasiment un air traditionnel, entré dans l'usage, estime Patrick Frémeaux, de la maison d'édition sonore et musicale indépendante Frémeaux et Associés. A quel moment un air devenu si populaire devient-il générique ? Je pense que dans le même cas, la loi française aurait depuis longtemps jugé abusifs les agissements de Warner/Chappell, qui a toujours négocié des droits assez élevés. C'est un peu comme si Renault ou Peugeot réclamait un droit à l'image à chaque qu'on voyait une de ses voitures dans un film.»
Toujours est-il que le manque à gagner pour le géant de la musique risque bien d'être important, d'autant que les plaignants ont réclamé à Warner/Chappell de restituer l'argent perçu indûment, au moins depuis 2009. De son côté, la société a déclaré être en train de «considérer certaines options».
On peut conclure en écoutant quelques versions mythiques de cette chanson désormais gratuite, de Stravinsky aux Ramones.