Il fait sombre quand on pénètre dans la grande salle de la Maison des métallos. Sur scène, une jeune femme est assise, rejointe plus tard par une autre. Et si la pénombre enveloppe le lieu, ce n’est pas que la pièce a déjà commencé, mais juste que les lumières n’ont pas été allumées pour permettre au public de s’installer. Pour trouver un siège – et accessoirement ne pas se vautrer –, tout juste peut-on se fier au faisceau de quelques lampes électriques. Ces mêmes petites torches qui vont être confiées aussi à quelques spectateurs installés au premier rang, afin d’éclairer les actrices sur le plateau pendant la représentation.
Deux ampoules sur cinq n'est pas un spectacle fauché – même si l'économie de moyens prévaut. Simple et ingénieuse, la mise en scène restitue surtout l'atmosphère confinée de la culture contestataire, telle qu'elle exista en Russie au XXe siècle, ou plutôt telle qu'elle lutta pour survivre et se propager, vaille que vaille, dans la clandestinité. Le cadre est celui d'un modeste appartement communautaire, avec une table sur laquelle sont éparpillés des livres et quelques babioles. Et le propos se fonde sur les Notes sur Anna Akhmatova, journal d'entretiens que tint de 1938 à 1966 Lydia Tchoukovskaïa, une écrivaine et journaliste passionnée par la poétesse à la fois très populaire dans son pays et interdite de publication à partir de 1922.
«Effleurer “le petit froid de la liberté vraie”»
«Le nouvel appartement qu'on m'a promis est un mythe, la deuxième pièce de cet appartement-ci, un mythe aussi et ma pension qu'on devait augmenter, un mythe aussi. Avec moi c'est toujours comme ça, c'est ma vie, ma biographie. Qui irait dire non à sa propre vie ?» dit la première. Le dialogue s'anime. Les deux femmes parlent de tout et rien, mais quand même plus de tout. Nul besoin de se captiver ni même de connaître l'histoire de la Russie intellectuelle pour se captiver pour ces Deux ampoules sur cinq, tant une authentique grâce linguistique émane de la rencontre entre ces deux êtres que la vie n'a pas épargnés : fils interné dans un camp pour l'une, mari arrêté puis liquidé pour l'autre, brimades, privations… Mais il y a la pensée en mouvement, la passion – et la force – inextinguible des mots, une gravité évidente mâtinée d'humour et de pudeur qui rend l'échange vif et délicat, jamais péremptoire ou compassé.
«En écrivant ses notes, Lydia prenait de grands risques. Je ne risque rien à écrire cela mais en adaptant ce livre, je brûle de savoir où le théâtre peut se risquer là-dedans, effleurer "le petit froid de la liberté vraie"», précise en note d'intention Isabelle Lafon, qui signe la mise en scène et joue Lydia Tchoukovskaïa avec une touchante justesse, Johanna Korthals Altes interprétant Anna Akhmatova avec un égal talent.
Deux ampoules sur cinq introduit un cycle titré «les Insoumises». Let me Try, d'après le journal de Virginia Woolf, et Nous demeurons, d'après des paroles de personnes considérées comme «folles», seront créés en mars à la MC2 de Grenoble.
«Deux ampoules sur cinq», m.s. Isabelle Lafon, Maison des métallos, 94, rue Jean-Pierre Timbaud, 75011. Jusqu'au 27 septembre. Puis en tournée à Toulouse, Grenoble, Brest et Foix.