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Charleville au rythme des fils de marionnettes

Tous les deux ans, le festival mondial des théâtres de marionnettes se tient pendant dix jours dans la ville ardennaise, avec près de 600 spectacles. Petite séquence de spectateur.
«Zoomwooz», par Karla Kracht et Andrés Beladiez, à Charleville-Mézières. (Photo Laurent Troude pour Libération)
publié le 28 septembre 2015 à 10h53

Le spectateur se remémore sa précédente biennale de la marionnette à Charleville-Mézières. Il était à peu près la même heure du milieu de matinée, à son arrivée sur la place Ducale pour prendre un café avant d’aller flâner et de se rendre à son premier spectacle. Mais la copie conforme de la place des Vosges paraissait alors moins encombrée. Il y avait bien des boutiques ambulantes lestées de marionnettes de toutes les sortes qui longeaient une partie des arcades. Il y avait bien un ou deux castelets, les camelots et peut-être un ou deux saltimbanques tombés du lit. Mais la place ne paraissait pas aussi petite et presque oppressée.

Il lui semble ce jeudi que la manifestation a encore grignoté du terrain. A côté du manège à chevaux de bois a poussé un Magic Mirrors, vaste chapiteau apprêté et bourgeois. Juste en face, une ronde de maisonnettes, aux décors fabuleux conçus par les Toulousains de Créature, forme un bloc compact. Le spectateur se souvient que la dernière fois, un homme seul tournait sur lui-même au centre de la place, les bras ballants hésitant sur la direction à prendre. On ne le verrait pas aujourd'hui, tant la perspective est bouchée, hérissée de toiles. Le festival mondial des théâtres de marionnettes aurait-il atteint ses limites ?

A quelques pas, rue du Petit-Bois, dans les bureaux du festival, sa directrice, Anne-Françoise Cabanis, vante la «diversité et le foisonnement» des arts de la marionnette tout en râlant contre la pingrerie étatique. Et ce n'est pas la venue de la ministre de la Culture le lendemain qui devrait y remédier. La directrice ne se fait pas d'illusions. Le festival de Charleville correspond, toutes proportions gardées, à celui d'Avignon. Fleur Pellerin, qui s'était décommandée à l'inauguration, a peut-être compris qu'il valait mieux poser ses escarpins sur la place Ducale pour ménager les susceptibilités locales. Frédéric Mitterrand et Aurélie Filippetti y avaient sacrifié avant elle. Et la démarche faisait sens trois jours avant le début du débat à l'assemblée du projet de loi sur la création qui reconnaît notamment à part entière les marionnettistes et les circassiens. Le portable de la directrice sonne : c'est le préfet. Suit un long échange de préparation de la venue du ministre, sur les interventions de la table ronde de 15h30… en pleine place Ducale, au Magic Mirrors.

Dans le cocon d’un igloo

Salle Chanzy, c'est le gymnase du lycée du même nom transformé en salle de spectacle pour dix jours tous les deux ans. Trois bénévoles font rentrer la file de gens. Sur le revers de leurs blousons, un gros badge orange. Quelque 600 bénévoles prêtent main-forte au festival et près de 120 habitants proposent des hébergements. C'est la tradition d'accueil et de bonne franquette chère aux Carolomacériens ou «Carolo», qui remonte à l'époque de Jacques Félix, fondateur de la manifestation en 1961. Artiste invité par le festival, Duda Paiva, cheveux et barbe roux dans un costume sombre, observe les spectateurs s'installer sur les gradins. D'origine brésilienne, le danseur travaille depuis vingt ans aux Pays-Bas où il crée des spectacles mêlant danse contemporaine et manipulation classique. Dans Marvin, pièce pour enfants interprétée par un danseur et le théâtre de marionnettes d'Ostrava (République tchèque), il a fabriqué des personnages en mousse plus grands que la taille humaine, sortes de matrones qui tourmentent le jeune Marvin, enfermé avec ses leçons sans espoir de sortir.

La Chambre d'agriculture a été investie par Les Anges au Plafond, la compagnie invitée pour cette 18e édition du festival. Ses deux piliers, Camille Trouvé et Brice Berthoud, présentent une rétrospective de tous leurs spectacles, souvent complets. En cette deuxième semaine de festival, ils alternent les Nuits Polaires, adapté de Jørn Riel, qui emmène le spectateur dans le cocon d'un igloo environné d'éléments hostiles suggérés par de savants bruitages joués in situ, avec Du rêve que fut ma vie, adaptation de la correspondance de Camille Claudel, où Camille Trouvé se sert du papier de toutes les manières.

Les Anges au plafond ont amené aussi le Cri quotidien, la première pièce créée ensemble en 2000, alors qu'ils venaient de se rencontrer. C'était pour le festival de Charleville, justement, qu'ils avaient imaginé cette petite forme de 35 minutes, dans laquelle Camille Trouvé effeuille les nouvelles dans un immense journal pop up. Vendredi, elle a donné une représentation du Cri quotidien à la maison d'arrêt située en plein centre-ville, en face de l'Institut de la marionnette. Si à son apparition en tailleur, quelques-uns de la petite douzaine de détenus présents ont émis des sifflements, ils ont semblé être conquis pas le duo formé avec le violoncelle et ont posé quelques questions.

Voyage étrange

A trois-quarts d'heure de leur deuxième première française, Andy Gaukel et Myriame Larose vont se changer. Ils endossent l'uniforme traditionnel du manipulateur de marionnettes, le noir de haut en bas, y compris le visage qui sera recouvert d'une cagoule. Ils profitent du temps qu'il leur reste pour répéter une scène. La Québécoise manipule la marionnette de 30 cm environ, une silhouette de squelette, habillé du pyjama rayé des camps de concentration, avec un visage grossièrement dessiné. Andy Gaukel a adapté dans Schweinhund l'histoire de Pierre Seel, un Français homosexuel déporté en 1941 et qui a raconté dans ses mémoires les atrocités auxquelles il a été soumis. Si le sujet de sa pièce est plutôt sombre, Andy est d'un naturel jovial et chaleureux. Quelques secondes avant l'entrée du public, ils s'étreignent sur le plateau avant le saut sur scène.

Autre nouveauté étrangère présentée au Festival cette année, le duo Karla Kracht et Andrès Beladiez, venu d'Espagne. Ils ont tourné Zoomwooz dans le monde entier depuis 2013, mais n'avaient jamais eu l'occasion de le présenter en France. Sous la caméra et un jeu de lampe, les installations en cartons dessinées par la plasticienne prennent vie sur grand écran. Il est question d'un monde saturé de violence, d'urbanisme et de consumérisme. Les deux artistes revendiquent un art militant et leur dernière création, 2062, qui traite des migrations, va encore plus loin dans l'interpellation, racontent-ils. A peine la lumière générale revenue, les spectateurs déambulent auprès des installations en carton pour voir de près, et comprendre la magie de la performance en direct.

Retour salle Chanzy. Duda Paiva a laissé la place à Alice Laloy et sa compagnie S'Appelle reviens pour un spectacle aux images surréalistes. Sous ma peau/sfu.ma.to/ évoque la technique picturale du flou brumeux inventé à la Renaissance. Une voix suave invite à découvrir sa «tache aveugle» en demandant aux paires d'yeux dans la salle de fixer un point sur un feuillet du programme. C'est le signal d'un voyage étrange, où se mêlent Freud, la Joconde, un piano désossé et de fréquents nuages de vapeur. Le plateau est cerné de miroirs qui tournent au gré des péripéties de mise en scène. L'univers onirique et tourbillonnant clôt la visite du spectateur. C'est le week-end, les familles jouent les baladins. La place Ducale s'avère désormais quasiment inaccessible pour un dernier pèlerinage. Peut-être le spectateur la reverra-t-il dans deux ans, au petit matin d'un jour de festival.