Menu
Libération
Installations

Nuit blanche 2015, itinéraire en six étapes

publié le 3 octobre 2015 à 14h08

La 14e édition de la Nuit blanche, qui rassemblera une trentaine d’installations contemporaines, se tient cette nuit à Paris. Parcours en six étapes et six oeuvres au nord de la capitale.

1/ ROSE, 2007 - ANN VERONICA JANSSEN

Les installations de l'artiste anglaise Ann Veronica Janssen tiennent souvent à peu de choses et se réduisent même, la plupart du temps, à des jeux de lumière. Une lumière aveuglante ou soyeuse, blanche ou colorée, à l'éclat diffus ou très concentré, filtré parfois par une dense fumée qui fait ondoyer les rayons et crée des tunnels, des découpes, ou des tâches qui flottent, sculptent l'espace alentour en donnant l'impression de le dilater ou, au contraire, de le resserrer. Ces œuvres immersives plongent le spectateur dans un état comparable à celui qui traverse les héros éberlués du cinéma fantastique, doutant de tout ce qu'ils voient ou croient voir. C'est donc certes dans la veine de l'art optique que s'inscrit Ann Veronica Janssen, mais aussi, plus largement, dans celle des artistes qui déconstruisent les formes du spectacle et les voies de l'illusion, notamment le cinéma. Rose, la pièce présentéelors de la Nuit blanche, qui fait partie de la collection du Musée national d'art moderne, emprunte au 7e art ses outils : des projecteurs équipés de filtres roses (genre de romance sans narration) percent un brouillard artificiel et y dessinent le halo d'une étoile. Les projecteurs s'éclairent mutuellement, sans que plus personne ne prenne la lumière, qui semble flotter au loin et s'enfoncer dans la brume de l'histoire. Les glorieuses et radieuses années du cinéma et de l'art optique sont comme loin derrière. Reste néanmoins, semble dire l'artiste, ce rayon rose, halo tendre, avenant et inoubliable, qui brille et bouge encore.

2 / ALL NIGHT REVUE - VIMALA PONS ET TSIRIHAKA HARRIVEL

Vimala Pons ne chôme pas. C'est même rien de le dire : constamment à l'affiche, de Comme un avion à Je suis à vous tout de suite (lire Libération de mercredi), la jeune comédienne qui monte, descend et rebondit même, quand elle opte pour l'option circassienne, autre corde à son arc, au sein du collectif Ivan Mosjoukine - qui cartonne depuis un petit moment déjà - avec son comparse Tsirihaka Harrivel. Préparant actuellement un nouveau spectacle (attendu à l'automne 2016), le tandem, associé au Cent Quatre, en extrait ici uneGrande Revue incomplète, mêlant cirque et music-hall, dont on connaît au moins le nom de six chapitres qui seront testés : l'Hymne aux souvenirs, la Marche courte pour rater la victoire II, la Marche tranquille, l'Hymne plus jamais stop, l'Hymne bon alors quoi ? et la Marche malgré tout.

3/ POURSUITE - BERTRAND LAMARCHE

Longtemps Bertrand Lamarche eut cette réputation d'être un excellent artiste, mais retenu et encombré par une obsession tenace, une œuvre interminable dont il poursuivait inlassablement le chantier. Dans son atelier, il construisait la maquette d'une ville imaginaire au modernisme chaotique, et l'éclairait dramatiquement, avant d'en filmer les édifices fantomatiques. Et puis, au milieu des années 2000, la maquette lui est apparue pour ce qu'elle était : une matrice des œuvres à venir. Ce diplômé de la Villa Arson à Nice, né en 1966, répand désormais hors de son atelier son univers de science-fiction ténébreuse et romantique, où les effets spéciaux naissent de la mise en place de mécanismes simples mais renversants. A l'image de Kathy, le film d'une tornade vertigineuse que l'artiste a lui-même déclenchée en filmant, dans un petit cylindre en Plexiglas, une hélice qui fait mousser un liquide d'émulsion photographique. Dans ses expos, le dispositif qui crée l'illusion à l'écran est toujours dévoilé et toujours en marche. C'est un spectacle en live et en boucle, qui se passionne pour les régimes d'apparition et de disparition de l'image et de la lumière. Ainsi, dans le Terrain ombilliférique, Bertrand Lamarche nous amenait dans un parc peuplé de plantes géantes - les berces du Caucase - qui ont l'inconvénient d'être photo-toxiques : leur sève détruit les cellules de la peau qui protègent du soleil. Si bien que s'exposer après les avoir touchées déclenche des brûlures. Le film, visionnaire d'un futur postapocalyptique, met en scène un parc planté de ces plantes et des promeneurs vêtus de combinaisons étanches. Pour la Nuit blanche, en off, c'est à une balade tout aussi calfeutrée et claustrophobe à laquelle nous invite l'artiste avec Poursuite, une vidéo qui s'engouffre dans un monde souterrain diffusée au sein de l'école élémentaire Pierre-Budin.

4/ PEINTURES PARIÉTALES ABSTRAITES - MICHEL BLAZY

Si, depuis vingt ans, et un diplôme passé à la Villa Arson, Michel Blazy n’a pas changé d’un iota son processus de production, ni sa manière de concevoir l’art, peu de ses pièces peuvent prétendre à une telle constance. Et pour cause, aucune n’est immuable et la plupart sont vite périssables, intransportables et furent donc longtemps invendables. Les collectionneurs devaient, en effet, se convaincre qu’acheter un mode d’emploi ou un protocole pour fabriquer la pièce chez eux, puis pour l’entretenir était un bon investissement. Désormais, depuis son exposition personnelle au Palais de Tokyo en 2006, celle au Plateau en 2012, voire son invitation à la Biennale de Lyon par le curateur américain Ralph Rugoff, l’artiste est mieux compris.

Eloge du laisser-faire (la matière, la nature, les insectes), éloge de la moisissure et des micro-organismes, les sculptures (molles) de Michel Blazy se nourrissent de matériaux végétaux ou de produits industriels tels que la purée de tomate, de carotte, de coton, de mousse à raser, d'oranges à presser, et à empiler en monticules voués à se couvrir d'une chevelure poudreuse et verdâtre au bout de quelques jours. L'idée est donc de déplacer l'espace de production (d'élevage pourrait-on dire) dans l'espace d'exposition, et de ne jamais achever une pièce puisqu'elle suit son propre rythme, celui des choses organiques qui dépérissent moins qu'elles ne se transforment. Mettre la main à la pâte modestement, sans rien brusquer, c'est encore cette ligne souple que Michel Blazy met en œuvre dans la pénombre du tunnel de la Petite Ceinture avec, pour cette Nuit blanche, sa création Peintures pariétales abstraites (lire page 52).

5/ PROJET FANTÔME - ETIENNE SAGLIO

Pour qui aurait cessé de s'intéresser à la magie avec les tours de Garcimore (RIP) sur TF1 il y a trente-cinq ans, l'effet de surprise risque d'être assez saisissant. Véritable virtuose communément présenté depuis dix ans comme un des grands artisans du renouveau du genre, Etienne Saglio cultive un univers personnel où le mystère des procédés utilisés se superpose à celui d'une atmosphère étrange peuplée de formes auxquels il donne vie… à sa façon. Dans une pénombre idoine, le transfuge du Centre national des arts du cirque (Cnac) annonce ici un Projet fantôme, chorégraphie fantasmagorique accompagnée par la trompette d'Erik Truffaz et la basse de Marcello Giuliani.

6/ APPARATUS - DOMINIQUE BLAIS

Parler de touche musicale au sujet du travail de Dominique Blais est une expression à prendre au sens propre et sans pincettes. L’artiste, né en 1977, envisage en effet le son dans une dimension tactile et matérielle, voire matiériste. Le son dans ses installations, ou ses sculptures, reste d’ailleurs feutré et assourdi, captif de la pierre, du verre ou de la terre cuite dont sont parfois faits les objets censés le produire ou le propager. Ainsi à Reims, en 2011, des cymbales en terre cuite suspendues au ras du sol, injouables donc, se frottaient, se balançaient faiblement l’une contre l’autre en une plainte grinçante évoquant la possibilité, démontrée par la recherche en électroacoustique, que les poteries très anciennes, porteuses de sillons, sont susceptibles de renfermer des empreintes sonores.

Ces traces fantômes, Dominique Blais leur a prêté une autre forme avec ses œuvres papier : des feuilles maculées d’éclats de poudre de graphite projetée par les pulsations des baffles contre lesquelles elles étaient scotchées. Le dessin est celui de la musique elle-même, de ses battements, de son souffle, et porte le titre de chaque morceau joué. Une playlist qui, de Christian Marclay à Bernhard Günter, révèle sans surprise la lignée plastique très minimale, très Fluxus aussi, à laquelle se rattache l’artiste.

Pour cette Nuit blanche, son projet qui investit un tunnel de l'ancienne Petite Couronne, est le prolongement d'une expédition dans le Grand Nord Norvégien où il a enregistré les fréquences et variations du champ magnétique à l'aide d'un récepteur radio. Des ondes inaudibles pour l'oreille humaine - le flux brut émis par un paysage gelé - dont il fit pourtant un vinyle (Apparatus, en 2013). C'est ce son fantasmatique, interprété par des musiciens, qui sera diffusé avec, en regard, des photos à la blancheur polaire.