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La face Bey

Son changement de nom, sa distance envers les réseaux sociaux, sa vie parisienne, ses projets, les événements de Ferguson… Rencontre avec le rappeur Yasiin Bey, anciennement Mos Def.
publié le 5 octobre 2015 à 10h00

Nous ne l'appellerons pas Mos Def, puisqu'il ne se prénomme plus ainsi. « Ce n'est pas négociable », prévient Yasiin Bey, patronyme qu'il s'est choisi en 2011. Se priver de l'appeler par le nom qui l'a rendu célèbre, équivaut pourtant à biper des paroles jugées trop «explicit lyrics». Mos Def (abréviation crâneuse de most definitely – sans aucun doute – et jeu de mot, deaf signifiant sourd en anglais) est une légende, à placer dans la moindre Bible du hip-hop, au chapitre «années 90-2000».

Le rappeur de la côte Est s'est toujours tenu éloigné des postures de gangster et de leur mythologie (les grosses caisses, les belles nanas, l'argent, les flingues), qui vont à rebours des valeurs du collectif Native Tongues (composé entre autres de Jungle Brothers, De la Soul, A Tribe Called Quest, Queen Latifah) dont l'influence l'a, dit-il, «aidé à trouver (s)a voix en tant qu'artiste, et en tant que jeune homme en Amérique».

Son flow, l'un des plus aiguisés du milieu, sa voix mélodieuse (rareté dans le rap), ses textes ourlés de rage et de militantisme pro-black, et toutes les idées qui émergèrent de ses cinq albums (dont quatre en solo) sont cités par la jeune garde : le précoce Joey Badass, l'anglaise Kate Tempest, le soulman Willis Earl Beal (qu'il admire tout autant), les californiens Frank Ocean et le collectif Odd Future. Feu Mos Def a produit des disques aux intentions et registres nombreux : du pur hip-hop de Black on Both Sides (1999), du rock, à la limite du métal avec The New Danger, rejeté par la critique en 2004, jusqu'au dernier en date, The Ecstatic (2009) jalonné de productions électro dont certaines furent signées par le français Mr Flash.

Yasiin Bey, lui, n'a encore jamais signé de disque. Difficile dès lors de le cerner. Bey est volontairement sorti d'un système, se méfie de l'industrie musicale, n'a plus de maison de disques («je ne participerai plus à ça»). Depuis quelques mois, il vit à Paris et prépare un mystérieux album multimédia, en vaquant à de multiples occupations, plus ou moins liées au hip-hop : le cinéma, le jazz, l'art contemporain. Rare en interview, il évoque ici sa vie parisienne en fumant toutes nos cigarettes et en buvant un sage thé vert puisque l'alcool est proscrit.

Hors connexion

Il n'a pas de téléphone, ce qui nous vaut une heure trente de retard le jour de l'interview. Mais a-t-il un jour été à l'heure ? Imprévisible, il a fait la veille, in extremis, faux bond à Radio Nova. Ce vendredi, il est là, tranquille et si concentré qu'il consacre finalement une heure trente à l'entretien au lieu de la demi-heure prévue. II est parfois difficile à suivre, peut partir dans de sacrés méandres, en devenir nébuleux. Mais Yasiin Bey finit toujours par revenir dans la conversation. « Je me suis promené avec ma fille. On a un peu traîné », explique-t-il quand on lui demande ce qu'il faisait avant de venir. Déconnecté, il ne va plus sur Twitter (son compte est obsolète depuis trois ans) et n'est pas abonné à Instagram. Il a en revanche créé son propre site (A country called earth), une plateforme où il publie de la musique, des vidéos, des interviews d'artistes croisés au cours de ses voyages. «Je ne suis pas anti-technologie mais je prends garde à ce que ça ne dirige pas tout. ça trouble nos sentiments en nous mettant à distance. Je veux créer une réalité high-tech positive. Il s'agit de trouver un équilibre entre le besoin de rester en retrait pour travailler au meilleur niveau sans se couper du monde.»

Le choix du nom

Internet, justement, atteste à quel point sa nouvelle identité pose problème. Mos Def a toujours le dessus.

«J’ai choisi de m’appeler Yasiin Bey en 2011. C’est lié au fait que je suis devenu musulman mais pas seulement. C’est un nom avec lequel je me sens plus fort. Quand Bruce Jenner décide qu’il n’est plus un homme et qu’il s’appelle Caitlyn, les médias du monde entier le respectent et le défendent. Je ne comprends pas pourquoi, pour moi, ça reste confus. Mos Def était mon nom d’artiste. Je n’ai plus besoin de me cacher derrière ce personnage et je ne veux pas être appelé Mos Def parce que ça rassure les gens. Grace Jones parlait de tous ces “gens qui payent pour vous voir sur scène mais qui ne vous prêtent pas vraiment attention au final”. Je suis encore, parfois, traité comme une chose mais je ne suis pas une chose. Je suis un humain et mon nom représente mon humanité. Si vous vous intéressez vraiment à moi, vous devez l’accepter.»

La pression

A Jazz à la Villette, en septembre, il a donné un concert mêlant jazz et hip-hop. Deux jours plus tard, il offrait deux morceaux au public de JR, pendant le vernissage de son exposition à la galerie Perrotin. Sur le pavé, sous la pluie, il a demandé à l’assistance de ne pas le filmer pour se concentrer sur le live : «Soyez dans la vie», a-t-il lancé à la foule. Un rappeur de sa génération, qui souhaite conserver l’anonymat, lui reproche de s’être éloigné de ses racines : «Jouer pour les galeries et les musées, c’est s’éloigner du peuple et de sa base de fans historiques. Le rap n’est pas fait pour rester dans un cadre feutré qui oblige le public à rester derrière un cordon de sécurité. On attend qu’il redescende dans la rue pour voir ce qu’il a à dire.»
Yasiin Bey, 42 ans, n’a rien sorti officiellement depuis six ans. C’est qu’il veut offrir un disque «sincère, honnête, engagé». Tout arrivera probablement sans crier gare. «Il y a ce que les gens attendent d’un artiste, et il y a ce qu’un artiste doit faire pour se sentir droit envers lui-même. D’Angelo a mis quatorze ans à sortir Black Messiah. Il a eu raison, l’album est excellent. C’est aussi pour cela que je ne veux pas trop parler de mon nouvel album. J’ai travaillé sur de nombreux projets ces six dernières années, l’un d’eux avec Mannie Fresh à la Nouvelle Orléans, d’autres avec de très bons producteurs de Londres : Acyde de We are shining, Lord Tusk et Stevie J qu’on surnomme aussi FunkinEven. J’ai posté un hommage à Basquiat le jour du vingt-cinquième anniversaire de sa mort. J’ai posé des paroles sur une musique de Gray, le groupe qu’il avait monté à New York. J’ai toujours la même motivation la plupart du temps : travailler avec de bonnes personnes, raconter des histoires intéressantes. Si ça se diffuse dans le monde entier, tant mieux.»

Le cinéma

«Contrairement à la plupart des acteurs et particulièrement des comiques, qui ont presque une gêne à sentir la présence de la caméra, Yasiin est très à l’aise avec elle, il ne la voit même pas. Au point que parfois, sur le tournage de Be Kind Rewind (Soyez sympas, rembobinez), j’étais obligé de lui dire, attention Yasiin, pousse-toi, tu es dans le champ», se souvient Michel Gondry. Le réalisateur français a fait appel à ses services à deux reprises. La première fois, dans Dave Chappelle’s Block Party (2006), où Dave Chappelle, comique grinçant et célébrité de la télévision américaine, avait invité la crème du hip-hop à donner un concert gratuit dans les rues de Brooklyn, mère patrie du rap new-yorkais. Il y avait là Erykah Badu, The Fugees, Big Daddy Kane, Kanye West, Jill Scott, Dead Prez, entre autres. Mos Def sortait du lot.
Deux ans plus tard, Gondry lui confie un rôle de garçon bêta pour donner la réplique à Jack Black et Danny Glover. Yasiin Bey est parvenu à ne pas perdre sa dignité au cinéma contrairement à quelques-uns de ses camarades égarés. Il a pourtant varié les registres, de la série Dexter à I’m Still Here, ovni gênant avec Joaquin Phoenix, en passant par une comédie poussive avec Jennifer Aniston (Life of Crime). D’autres projets sont en cours en Europe et en Afrique mais il n’en dira pas plus. Paris/Brooklyn «J’ai vécu à plein-temps à Brooklyn jusqu’en 2005. Il était temps de changer. Je suis parti au Canada, vers Toronto et puis j’ai continué vers la Nouvelle Orléans. Je me suis arrêté à Cape Town où vit ma mère. Je suis à Paris depuis un an environ, près des Tuileries. Je me sens bien ici même si Londres reste la meilleure ville du monde en termes de musique. Paris est plus calme. A Londres, les gens sont plus ouverts mais paradoxalement, on peut s’y sentir plus isolé. Au Maroc, par exemple, quand on croise un étranger, on lui offre l’hospitalité.»
A Brooklyn justement, son rap a été tellement digéré par la rue que des extraits de ses morceaux sont peints sur de hauts murs. «I’m blacker than midnight on Broadway and Myrtle», paroles de Mathematics, sorti en 1999, sont ainsi affichées sous le métro aérien, au croisement des deux avenues citées. A l’époque, le quartier était pauvre, malfamé, déconseillé aux touristes. «Savoir que des enfants vont à l’école, et reçoivent mes paroles de cette façon, c’est chaleureux et positif. Brooklyn se gentrifie comme beaucoup de villes dans le monde. C’est pareil à Londres, à Paris. Tout ça parle d’argent et seulement d’argent. Comme dit Banksy : “Vous accordez de l’importance à l’argent, mais qui se préoccupe de ce que vous pensez ?”.»

Migration

Fin août, il a donné un concert surprise, au parc Dismaland implanté par Banksy dans une station balnéaire et fatiguée de la côte ouest anglaise. Sarcastique et provocateur, le site sinistre («dismal» signifie lugubre en anglais) parle de marée noire (thème de la pêche aux canards), de réfugiés mis à l’eau et de princesse ruinée. Yasiin Bey a trouvé cela «fabuleux». «C’est une façon de rejeter la réalité du monde, ne pas la prendre au sérieux. J’ai vu des choses étranges, hilarantes, perturbantes. J’ai apprécié de voir les gens très différents que ça attirait. Le lieu est relié à la véritable histoire de Banksy, qui a grandi dans cette région. ça se déroule dans une région difficile à atteindre, ni touristique, ni sexy.» L’une des animations du parc de Banksy consiste à manœuvrer de petits bateaux à moteur remplis de migrants. Yasiin Bey récuse le terme: «“Migrant”, je trouve ça clinique et froid. On suggère alors que la meilleure partie du monde serait hors de portée d’un certain nombre de personnes, qu’une frange de la population est plus humaine qu’une autre. Or n’importe qui a le droit de dire “je ne veux plus faire partie de ce système”, même si la guerre ne fait pas rage chez lui. Mais je reste fondamentalement optimiste. La nouvelle génération peut encore tout changer.»

Ferguson

Il y a deux ans, le rappeur s’est mis en scène dans une vidéo où il apparaissait en tenue orange de détenu, alimenté de force pour dénoncer le sort des prisonniers musulmans de Guantanamo, empêchés d’observer le jeûne du ramadan. Le film, réalisé pour le compte de l’organisation de défense des droits de l’homme Reprieve, a fait le buzz comme prévu, et lui a valu de nombreux tacles aux états-Unis. «Tout est dit dans le film. Nous n’avons pas menti, ça se passe encore.» Son implication dans ce projet choc a aussi confirmé que Yasiin Bey – comme Mos Def – resterait une voix critique, rebelle à l’autorité, un citoyen tout sauf légitimiste : «Les gens ne devraient pas trop obéir aux injonctions de leur gouvernement. Les autorités vous font vous sentir “insecure”, pour mieux vous protéger et surtout asseoir leur pouvoir. Il faut rester concentré sur l’autodétermination à laquelle on a droit.» Les émeutes de Ferguson l’an dernier lui évoquent la même méfiance. «C’est la tragédie de chaque homme d’être réprimé. Les gens répondent à ça de façons différentes. Certains assimilent, intériorisent et s’oppriment eux-mêmes. Ils croient plus au pouvoir des circonstances que dans leur propre pouvoir. Ils se résignent. Et d’autres choisissent de résister.»

Son site  : www.acountrycalledearth.com