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ART

Parreno Way

Après New York, Philippe Parreno investit Milan avec une nouvelle exposition, «Hypothesis». Rencontre avec l’artiste français qui en appelle à tous les sens.
Vue de l’exposition H {N)Y P N(Y} OSIS au Park Avenue Armory de New York, cet été. (Photo Andrea Rossetti. )
publié le 22 octobre 2015 à 9h10

Lors de l'exposition de Philippe Parreno au palais de Tokyo en 2013, certains visiteurs auraient été touchés par le syndrome de Stendhal. Ces victimes d'un choc esthétique inattendu erraient dans les 22 000 m2 d'«Anywhere, Anywhere, Out Of The World», des heures durant, déphasées jusqu'à ce qu'un gardien finisse par leur dire : «Il faut partir monsieur, on ferme.»

La chose se serait répétée cet été, pendant «H {N)Y P N(Y} OSIS» (prononcé hypnosis) à l’Armory de New York. Ce sera peut-être encore le cas au HangarBicocca de Milan où «Hypothesis» débutera le 22 octobre. Si c’est vrai, c’est presque trop beau. L’information vient de Nicolas Becker, designer sonore pour le cinéma (dont Gravity récemment) et pour Philippe Parreno depuis huit ans.

Le principal concerné n'est pas au courant. Lui cherche en premier lieu à mettre en scène des expériences en lieu et place des cimaises académiques et rigides. De là à faire chavirer les âmes, il a le bon goût de ne pas s'en vanter. Philippe Parreno explore le champ de l'art contemporain depuis la fin des années 80, questionne ses fondamentaux, les malmène, les critique. Symboliquement, il extirpe l'objet d'art de son socle puisqu' «il n'existe que relié à un tout», il le dit et le répète à longueur de conférences.

L'une de ses obsessions – il en a plus que la normale – serait de faire entrer le spectateur dans une autre dimension. Que l'exposition, dans sa globalité, devienne une œuvre en elle-même. Hans-Ulrich Obrist, figure du monde de l'art et curateur star du même univers, explique cela très bien : «Son travail est lié au rituel de l'exposition. D'ailleurs l'anthropologue américaine Margaret Mead, constatait dans les années 50, que dans sa version occidentale il est souvent très appauvri dans le sens où il sollicite uniquement le sens visuel, pas les autres. C'est limité. L'une des premières choses dont Philippe Parreno m'a parlé dans les années 90, c'est sa stupéfaction de voir à quel point les gens passaient peu de temps devant les œuvres. Tout se joue en quelques secondes, les statistiques le disent. Au Louvre ou devant une vidéo, c'est le même constat. Dans le cas de la vidéo, la salle de projection joue le rôle du cadre doré. Il y a une obsession de Philippe à réfléchir sur le temps. Il cherche à trouver un rituel capable de susciter tous les sens, pour engager le visiteur de façon autre. Il pousse ça de plus en plus loin.»

Nicolas Bourriaud, débarqué récemment de la direction des Beaux-Arts, a nommé ce mouvement expérimental «l'esthétique relationnelle». Crâne rasé de près, Philippe Parreno a une allure sobre et sans artifices mis à part des lunettes de myope qu'il sort à tout bout de champ de sa poche. Ses amis le disent drôle mais grave, brut et radical, très amateur de sport (vélo, boxe, football). Il vient de fêter ses 51 ans. Ca n'a pas l'air de le réjouir mais pas au point de ne pas les célébrer. A la lisière de sa chemise retroussée, il a un tatouage marqué d'un noir « do so », gravé maladroitement sur l'avant-bras, à l'endroit même où une intraveineuse lui fut posée il y a quelques années, lorsqu'il combattait un cancer féroce.

C'est Douglas Gordon, artiste écossais, fanatique de tatouages qui lui a inscrit ad vitam sur la peau. Ensemble, ils avaient tourné Zidane, un portrait du XXIe siècle, œuvre faussement grand public. Le film sorti en 2006 à la grande époque du Real Madrid était braqué sur la figure du footballeur. A l'écran, dans la lenteur hypnotique des plans portés par 32 caméras, on ne voit en effet que lui et sa solitude prise au jeu du contact permanent, crachant, invectivant, menant ses troupes dans le stade flou qui gronde.

Pendant ce match-là, Zidane prit un carton rouge, ce qui compliqua l'affaire mais créa un retournement de situation, non scénarisé. Le film fit dire à Zinedine à l'oreille du réalisateur : «Quand je me vois comme ça, j'ai l'impression de voir mon frère qui parle à ma mère.» Ca ressemble à du Cantona mais c'est bien du Zidane. Explication de texte de l'artiste: «Le gros plan pour lui, c'est l'interview télévisée. Il ne se reconnaît généralement pas dans ces images. Mais quand il se voit jouer en gros plan, comme ici, il est lui-même et même plus que lui : son frère qui parle à sa mère.»

Sons mêlés

A l’Armory de New York cet été, pas de récit footballistique au programme. D’autres films ont pris place sur des écrans géants qui montent et descendent sous les 25 mètres de hauteur sous plafond de l’ancienne caserne militaire. Dans l’immense salle de 5 000 m2, érigée en 1883, Parreno a disposé ses œuvres sur un tracé qui ressemble à celui d’une église romane. On avance dans une large allée surplombée de 26 «Marquees», enseignes lumineuses des vieux cinémas américains, capables ici de produire de la musique. Leur mélodie se mêle à celle de plusieurs Disklavier qui répandent un répertoire classique et contemporain. Un piano est laissé à disposition de Mikhaïl Rudy, musicien franco-russe, au fauteuil plusieurs fois par jour. Une estrade centrale tourne sur elle-même, vers les écrans où le cinéma de Parreno est projeté.

Des chaises traînent un peu partout. Libre au public de les emmener où bon leur semble. Des petites filles viennent de temps à autre s’adresser aux spectateurs. Elles racontent leur histoire, celle d’Ann Lee, personnage fictif de manga inventé par un studio japonais. Parreno et l’artiste Pierre Huygues en ont racheté les droits. Ces avatars humains sont l’œuvre du camarade anglais Tino Sehgal. On discerne aussi les bruits de l’extérieur, en prise directe avec Park Avenue. La dissonance laisse place au grand silence et inversement, ce qui perturbe comme prévu.

La lumière parfois, éclaire tellement qu'il faut se couvrir les yeux. Et puis, tout s'assombrit et seules les ampoules oranges des Marquees permettent de retrouver ses repères. Certains spectateurs planent clairement. Tout le monde fait des photos. Un couple se met à danser. Ca fascine les enfants qui courent et se roulent par terre sans prêter attention aux films de Parreno, souvent hantés par des fantômes, des disparitions, des territoires insondables et en creux par tous les livres du passé, lus, oubliés, puis relus. Parreno : «Le réel clignote. La plupart de mes expositions ont un peu à voir avec ça. L'anthologie du travail, c'est de se demander qu'est-ce qui fait qu'une forme apparaît, qu'est-ce qui fait que cette même forme disparaît.» Le cerveau de Philippe Parreno est caverneux. L'un de ses proches, le rappeur Lucien Papalu sait que «chaque conversation avec lui est une recherche, un questionnement… pour comprendre». Il n'a pas tort.

Face à Parreno, on sent une quête d'idées, de sens, de nourritures intellectuelles. L'art par nature est conversationnel. «J'ai toujours pensé qu'il n'y avait pas d'art sans conversation. Soit tu parles avec les anges comme ça se faisait avant. Soit tu parles avec tes pairs comme ça se faisait au moment de l'académie. C'est le projet, là où ça se négocie. De ce projet, de cette projection sort une chose.» Dominique Gonzalez-Foerster, amie d'enfance et alter ego, exposée actuellement au centre Pompidou, le voit comme «un super-héros avec une intelligence arborescente, phosphorescente et constamment active. Une conversation avec lui est toujours un terrain fertile».

Grenoble et Godard

Théoricien, il a beaucoup écrit sur l'art et le cinéma : «C'était l'influence de Serge Daney aux Cahiers du Cinéma qui disait en substance que la parole sur, est aussi importante que faire.» Ses films partent du réel et s'achèvent en mystère. «Comme Godard, il enregistre des images, des informations, il pétrit la matière en post prod. Il n'y a pas de scénario préétabli. Il crée un territoire à partir de ses intuitions», dit encore Nicolas Becker, son sound designer.

Le réalisateur de la Nouvelle Vague a inspiré Parreno dès l'adolescence. En 1974, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville se sont installés à la Villeneuve, une cité prolétaire d'un nouveau genre érigée à Grenoble, où ils ont retracé la vie d'un jeune couple installé dans ce grand ensemble, tête de proue d'un programme local d'expérimentation éducatif, social, culturel. Le film s'appelle Numéro Deux. Parreno a grandi à échirolles dans la banlieue grenobloise («tristement connue pour être l'une des plus dangereuses de France», précise-t-il), a été marqué par le passage de Godard et son équipe, qui s'est prolongé pendant quatre ans. «Grenoble, c'était le centre du monde pour nous», se souvient-il.

Elève du lycée Emmanuel-Mounier où il rencontra Dominique Gonzalez-Foerster, Parreno est un pur produit de l'enseignement public. «A l'époque, tout se testait à Grenoble. Au lycée, on choisissait, nos matières, nos filières, notre bac. C'était très hippie. Nous n'avions aucune raison de partir. On allait voir des spectacles de Pina Bausch et Carolyn Carlson à la Maison de la Culture. On y passait tout notre temps. On a eu beaucoup de chances.» Après «Mounier», il bifurque par Math sup avec en tête l'idée d'intégrer l'école Louis-Lumière. En vain. Il fera les Beaux-Arts de Grenoble, qu'il finit par quitter pour Paris où il participe à l'aventure de l'Institut des hautes études en arts plastiques porté, entre autres, par Daniel Buren.

A chaque fois, Parreno étend le spectre des collaborations, travaille avec, jamais seul. Il a beaucoup co-produit avec des plasticiens, des vidéastes, des savants, des philosophes. Tellement qu'il a bien failli s'effacer derrière ces croisements (il y eut notamment Pierre Huyghe, Pierre Joseph, Liam Gillick, Matthew Barney, Rirkrit Tiravanija ou Jaron Lanier, l'inventeur de la réalité virtuelle). «Le seul objet intéressant, c'était le projet commun. Je n'étais pas appelé par une hystérie de la subjectivité. Je ne disais pas "moi je" tout le temps, mais plutôt "nous". C'était des projets. J'ai toujours aimé garder cette distance par rapport à la pratique. Il y a tellement de clichés, sur la subjectivité artistique. Je trouvais ça ridicule et pathétique. ça a changé, c'est à nouveau bien d'avoir un monde. Quand j'étais plus jeune, quand on disait qu'on avait un monde, on te tapait la tête contre les murs. Ca faisait Bisounours.»

On a rencontré Parreno au mois d’août, sous plusieurs pluies et sur deux continents. Orage d’été à New York, tempête foudroyante à Paris, près de son atelier où il travaille avec un groupe reserré. Il prévoyait alors des voyages mais pas de vacances, il ne sait pas à quoi ça sert, craint d’être coupé de son travail trop en profondeur. Le doute est permanent. Angoissé il l’est, puisqu’il le dit spontanément.

Il s'intéresse à la politique mais plus à ce que Podemos a engagé en Espagne, moins aux campagnes françaises pour une élection ou une autre. Il ne s'étend guère sur sa famille, mis à part sur son fils à qui «il fabrique des jouets», glisse l'un de ses proches, admiratif. Sa mère était femme de ménage et son père ouvrier chez Caterpillar. Prolos pied noirs et espagnols, «forcément de gauche », peu porté sur les cartels et la culture. Le sujet – les racines – est évacué dans la minute, avec une voix teintée de regrets. Parreno semble avoir quitté un cocon trop étroit pour embrasser une discipline qu'il veut donc perturber. « C'est un mec de la cité, pas un fumiste, mais un dur, un radical», décrit Ramdane Touhami, entrepreneur parfumeur, au rang des meilleurs amis.

Dans le monde de l'art, où on aime, comme ailleurs, les tops et les hits, Parreno est l'un des cinq plus grands artistes contemporains français. Depuis Londres, l'artiste anglais Liam Gillick, vieux compère et interlocuteur permanent assure que graviter dans les hautes sphères «n'est jamais facile. Quand vous êtes considéré comme un artiste majeur, les gens tentent de vous revoquer, de vous questionner, de changer l'histoire, mais c'est une chose à accepter. Son travail est encore difficile. Si c'était trop facile, il le rendrait encore compliqué. C'est un intellectuel dans le sens classique, pas un académique. Philippe ne sera jamais tranquille. Quelque chose l'agitera jusqu'au bout. Il y aura toujours un mirage».

Le seul fait de se proclamer artiste fut une source de tergiversations internes intenses : «Je n'ai jamais été à l'aise avec ça. Quand j'étais plus jeune, être artiste ce n'était pas un truc très cool. Maintenant on l'oublie. On fait la couverture des magazines. Dans les années 80, 90, c'était la loose totale. Je n'en ai jamais souffert, contrairement à ce qui pouvait être vécu dans les années 60, 70. Nous avons vu les premières écoles de commissaires se créer. Il y avait une économie de l'exposition. Mais il n'y avait pas de marché pour moi. ça n'existait pas. On allait de lieu en lieu en vivant sur des canapés.»

Résistance

Son monde est désormais plus confortable. Parreno s'est ouvert au marché mais ses expositions coûtent chères et il réinvestit tout dans la suivante. Nicolas Becker insiste pourtant sur un mot important concernant le travail, celui de «résistance», au sens où Deleuze l'entendait. «Cette manière de résister, dans notre rapport à la mort particulièrement, surtout quand, comme lui, on a été malade. Les objets n'ont de valeur que s'ils sont dans un rapport au public, à l'espace. L'objet en soi n'a pas de valeur. Il faut créer une relation avec le public, dans une mise en scène à l'espace et au temps. C'est pour cela qu'il travaille avec des gens de cinéma. Mais contrairement au cinéma, dans une exposition, on arrive quand on veut, on repart quand on veut. Il y a cette liberté de déplacement. Avec Philippe, quel que soit le moment où on arrive, on vit une expérience, individuelle et collective.»

«Résistances», c'est le titre d'une exposition en construction, référence à un projet du philosophe Jean-François Lyotard, qui aurait pu disparaître avec le décès de son initiateur. Lyotard avait plus que perturbé le monde de l'art avec «Les Immatériaux», organisée en 1985 au centre Pompidou, où il avait tenté de produire un espace d'exposition philosophique. Parreno et Obrist travaillent à lui donner vie. «Nous aimerions que l'exposition soit signée par un mort, avec cette idée du corps en décomposition qui continue à penser.» Encore et toujours une histoire de fantôme.

« Hypothesis » du 22 octobre 2015 au 14 février 2016 au HangarBicocca, à Milan.