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Libération
interview

La marque Carine Roitfeld

L’ex-impératrice du Vogue français pilote désormais la mode au Harper’s Bazaar. Elle vient de collaborer avec Uniqlo. Elle sortira l’an prochain une ligne de parfum. Une petite entreprise à elle toute seule.
(Photo Bjorn Looss.)
publié le 10 novembre 2015 à 16h47

En cette veille de fashion week parisienne, Carine Roitfeld arrive au rendez-vous en baskets, elle qui ne porte habituellement que des talons. L'ancienne patronne du Vogue français qu'elle dirigea pendant dix ans, court de rendez-vous en rendez-vous, vit entre Paris et son bureau de New York.

Fondatrice de CR Fashion Book à qui elle a donné ses initiales, et global fashion editor de l'historique Harper's Bazaar, Carine Roitfeld, à qui l'on doit le « porno chic », reste avant tout une styliste éprise d'images qui aime les femmes, sous toutes les formes. Parfaitement consciente d'être désormais une marque de mode, elle vient de réaliser une collection en collaboration avec le géant japonais de la fast fashion Uniqlo.

De quel milieu venez-vous?

J'ai grandi à Auteuil où beaucoup d'émigrés russes étaient installés. Mon père était russe et producteur de films (du Comte de Monte-Cristo avec Jean Marais, à des longs métrages avec Eddie Constantine jusqu'à des films érotiques à la fin de sa carrière). Ma mère, elle, était très parisienne.

Comment avez-vous débuté dans la mode ?

J'ai été repérée par le photographe Tony Kent, en allant chez le dentiste. C'était les années 80. L'époque était très rock'n'roll. J'ai commencé comme mannequin mais je n'ai pas été top model. D'où peut-être mon amitié pour les mannequins. Je me sens à l'aise dans ce milieu qui ne vit que dans la jeunesse. Moi, j'ai toujours essayé de montrer qu'il y avait des différences, des gens plus âgés, plus gros. J'ai été l'une des premières à mettre des filles XXXL dans Vogue et une femme très ronde dans le calendrier Pirelli. Regardez Kim Kardashian, tout le monde la critique. Personne n'a voulu me prêter de vêtement quand j'ai fait des photos avec elle et Karl Lagerfeld pour CR. Mais la couverture était magnifique. ça lui a ouvert toutes les portes ensuite.

Vous arrive-t-il de conseiller des stars pour du stylisme ?

Non, je n’aime pas ça. Je ne suis pas habilleuse de star. J’adore faire mes images. Quand vous avez une star avec vous, elle a souvent plus de pouvoir que vous, c’est compliqué.

Dire que vous êtes la Anna Wintour française, vous trouvez ça pertinent ?

On veut toujours nous comparer, pourtant nous n'avons rien à voir. J'ai travaillé avec elle, je la connais bien. Elle a beaucoup de pouvoir, elle est tough [dure, ndlr], très intelligente, et très politique aussi, ce que je ne suis pas du tout. Ce n'est pas négatif dans ma bouche, je n'ai juste pas la même approche. Je pense la mode en termes d'images, elle la pense en termes de business, elle veille aux produits qu'elle place dans son magazine pour qu'ils se vendent dans les magasins.

Vous avez pris le pouvoir à Vogue alors que vous étiez styliste. Vous incarnez la montée en puissance des rédactrices de mode.

C'était le début des blogs, du net. D'un seul coup, il y a eu 300 photographes à la sortie des défilés. La mode fait rêver les gens, ils veulent tous travailler dans ce monde. à chaque fashion week, j'ai les poches pleines de CV. A Vogue, j'aimais être borderline dans le luxe. Pendant dix ans, c'est ce que j'ai essayé de faire. ça a fait briller le magazine. Les gens se disaient, "qu'est-ce qu'ils ont encore fait ce mois-ci ?" La femme que je mets en scène n'est pas une femme qui souffre des hommes. C'est une femme sûre d'elle-même. J'adore les femmes de Newton. Je les trouve sublimes, elles ont les mains dans les poches, pas de sac à main. Aujourd'hui, j'ai un sac, mais normalement je n'en ai jamais, je déteste ça.

Vous êtes devenue une marque.

Oui, mon fils m’a fait réaliser cela. ça m’ouvre des perspectives pour créer quelque chose peut-être.

Vous pensez créer une marque à votre nom ?

Oui. Mes parfums sortiront l’an prochain. Il y en a sept. C’est la première fois que je crée quelque chose qui pourrait perdurer. Ma petite fille le portera peut-être.

Où vivez-vous ?

A Paris, mais mon bureau et ma petite équipe sont à New York. Tout est déjà là pour l’organisation d’un magazine, les mannequins, les coiffeurs, les maquilleurs… ça coûte moins cher d’y faire une série mode. Et c’est plus simple en termes de production, tout est ouvert 7 jours sur 7. Et si on cherche une voiture rose, on la trouve dans l’heure.

Comment s’est passée la collaboration avec Uniqlo?

Ils sont venus me voir. Ils avaient fait une collection avec Inès [de la Fressange, ndlr] mais ça n'a rien à voir avec moi. Je m'adresse à un autre public, pas aussi élitiste que CR. Je ne suis pas styliste, je n'ai pas inventé la veste à cinq manches, mais j'ai du style et j'ai une idée particulière des proportions. Pour Uniqlo, j'ai fait des pulls près du corps, des bodies, des vêtements qui ne se froissent pas et qu'on peut passer à la machine alors que je mets tout au pressing, beaucoup de camouflage et de panthère parce que j'adore ça. Un vêtement du soir s'accorde avec un autre, plus jour. Mais pour Uniqlo, mon idée d'un look du jour, c'est déjà une allure du soir.

Qu’est-ce qui vous inspire ?

Les gens. Je les regarde notamment à l’aéroport, avant de prendre l’avion. Sachant que le mauvais goût est plus inspirant que le bon, plutôt ennuyeux.

Comment voyez-vous la profession de mannequin ?

Les gens veulent du neuf, du neuf, du neuf, le dernier iPhone, le dernier pantalon… Du coup, les mannequins, on les jette vite alors qu’elles n’ont que 14, 15 ans, on ne les laisse pas grandir. Et on en revient aux icônes d’avant, on ne se laisse pas le temps de produire les nôtres. Par ailleurs, certains traitent mal les filles, les font travailler jusqu’à trois heures du matin par exemple, c’est aberrant.

S’il fallait établir un podium de trois femmes de la mode ?

Je mettrais Diana Vreeland en premier. Elle a osé tellement de choses, c’est la première notamment qui a mis des bikinis dans un magazine. Ensuite, il y a Nicole Crassat, une rédactrice de mode qui m’a tout appris sur l’élégance à la parisienne. Et puis Rei Kawakubo qui ne fait que ce dont elle a envie et qui ne met pas de sacs à main dans ses défilés.

Et hors mode ?

J’adore Liz Taylor. Pour sa beauté, son talent d’actrice, pour Richard Burton, et parce qu’elle est la première à Hollywood à avoir tendu la main aux séropositifs. Elle a montré qu’on pouvait être à la fois glamour et généreux.