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Gastronomie

La Corée se gave en live

Regarder quelqu’un s’empiffrer en direct devant sa webcam ? En Corée du Sud, ce genre de vidéos est devenu un remède contre le stress et la solitude.
Inah, 7382 abonnés (771 682 vues). (Capture YouTube. )
publié le 23 novembre 2015 à 11h47

"Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, prévient la jeune fille en léchant un à un les opercules des quarante pots de yaourt nature alignés devant elle. Appliquée comme si elle réalisait une opération des plus délicates, Inah Cho enchaîne les coups de cuillère sans se presser, en gardant le rythme.

Entre deux cuillerées, elle répond aux messages qui défilent dans un coin de l'écran. Les internautes, en majorité des hommes, commentent en direct sa prouesse, l'encouragent. L'un d'entre eux veut savoir où elle habite, elle répond que c'est un secret. Un autre lui demande si elle suit un régime, elle assure que non. A la 47e minute de ce spectacle quasi-hypnotique, une fois la totalité des pots empilés devant elle, Inah se lève et disparaît de l'écran quelques secondes. Elle rapporte trente yaourts de plus et leur réserve le même sort.

Ce genre de vidéos, connues sous le nom de « mokbang », cartonne depuis plus de trois ans en Corée du Sud. A tel point que certains auteurs sont devenus de véritables stars dont les revenus peuvent aller jusqu’à 15 000 euros par mois. Les plus populaires sont désormais sponsorisés par de grands groupes audiovisuels. Les internautes peuvent aussi verser de l’argent directement à leurs idoles, via un système de cadeaux virtuels. Tels ces «ballons» achetés pour encourager le «mangeur», un ballon équivaut à 100 wons, soit quelques centimes d’euro.

«J'ai commencé les mokbang parce que j'en avais marre de manger seule», déclare Inah, l'amatrice de yaourts âgée de 22 ans qui met en ligne une nouvelle performance tous les deux ou trois jours. Choi Seul Gi, alias Shoogi, 20 ans, voulait elle aussi «devenir amie avec ceux qui mangent en solo». La vidéo où elle dévore du poulet frit et un plat de « tteokbokki », des gâteaux de riz baignant dans de la sauce épicée, a été vue plus d'un million de fois sur YouTube. A ceux qui la soupçonnent de se faire vomir, elle répond qu'elle fait beaucoup de sport pour garder sa taille de guêpe.

«Ces programmes ciblent ceux qui vivent seuls, de plus en plus nombreux», confirme Lee Ki-hyung, spécialiste des médias à l’université de Kyung Hee. C’est le cas d’Arum, jeune salariée à Séoul, qui aime partager ses repas par écrans interposés. «Cela fait une présence. Et quand ils mangent de meilleures choses que moi, cela me console.»

Deux gros gâteaux, et un litre de lait

L'un des «mangeurs» les plus en vue du moment, Banzz, affiche plus de 150 millions de vues sur sa chaîne YouTube, coiffant au poteau le célèbre chef britannique Jamie Oliver. Comme il compte de nombreux fans en Chine, il sous-titre certaines de ses vidéos en anglais et publie une vidéo quasiment tous les jours. Lui qui se définit comme «un garçon comme les autres», qui «aime paresser et faire de la musculation», est capable d'engloutir d'énormes gâteaux à la crème accompagnés d'une brique de lait. « A chacun son talent ! Moi, j'ai une excellente digestion. Je peux manger énormément sans problème», s'amuse-t-il. «Je me demande vraiment pourquoi je regarde. C'est fascinant», commente un internaute.

Né à l'ère du foodstagram et de la téléréalité, dans un pays hyper-connecté à Internet, le mokbang semble plus qu'un moyen de saliver ou de s'enthousiasmer devant des exploits digestifs. Ces vidéos où le temps semble suspendu auraient des vertus cathartiques. «C'est une source de réconfort au sein de notre société ultra-compétitive. On peut le voir comme un nouvel anti-stress alors que l'économie ralentit et que les jeunes sont confrontés pour la première fois au problème du chômage», commente Woongjae Ryoo, du département des médias à l'université de Hanyang. «Les Coréens cherchent des programmes de divertissement pour échapper à leur quotidien. Le mokbang a la même fonction que les télé-crochets et les groupes de k-pop», note le professeur Lee Ki-hyung.

Né sur AfreecaTV, le plus grand site de streaming sud-coréen, le phénomène aurait pu être éphémère. Il n'a, au contraire, cessé de prendre de l'ampleur, suscitant toujours plus de vocations et d'engouement. Aujourd'hui, il se décline à toutes les sauces: concours du plus gros mangeur entre concurrents, déjeuner avec des stars, etc. Si la plupart des vidéastes se font livrer des plats préparés, de nouveaux programmes appelés «cookbang» montrent les protagonistes préparant leur repas. Quant aux chaînes de télévision, elles ont rapidement flairé le bon filon.

Propagation du phénomène

Toutes ou presque diffusent au moins une émission qui reprend ce principe. Tasty Road, qui fait un carton sur la chaîne câblée Olive TV, filme chaque semaine les découvertes culinaires de ses deux animatrices. Depuis juillet 2013, CJ E&M, l’une des plus importantes sociétés coréennes de production et de distribution de divertissement, soutient ceux qu’elle appelle ses «créateurs», comprenez «stars du web».
Si les domaines sont variés, de la musique aux produits de beauté en passant par les jeux vidéo, c’est le coup de fourchette qui remporte le plus de succès. «Les mokbang sont de loin les programmes les plus regardés, et particulièrement par les jeunes filles», rapporte Oh Jin-Se, responsable de ces nouveaux partenariats. «C’est probablement une manière pour elles de compenser leurs frustrations liées aux nombreux régimes auxquels elles s’astreignent», analyse-t-il. Hae-in, étudiante en français, confirme. «Moi, je regarde justement pour ne pas manger. C’est bizarre, mais cela assouvit ma faim. Comme par procuration.»