"Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, prévient la jeune fille en léchant un à un les opercules des quarante pots de yaourt nature alignés devant elle. Appliquée comme si elle réalisait une opération des plus délicates, Inah Cho enchaîne les coups de cuillère sans se presser, en gardant le rythme.
Entre deux cuillerées, elle répond aux messages qui défilent dans un coin de l'écran. Les internautes, en majorité des hommes, commentent en direct sa prouesse, l'encouragent. L'un d'entre eux veut savoir où elle habite, elle répond que c'est un secret. Un autre lui demande si elle suit un régime, elle assure que non. A la 47e minute de ce spectacle quasi-hypnotique, une fois la totalité des pots empilés devant elle, Inah se lève et disparaît de l'écran quelques secondes. Elle rapporte trente yaourts de plus et leur réserve le même sort.
«J'ai commencé les mokbang parce que j'en avais marre de manger seule», déclare Inah, l'amatrice de yaourts âgée de 22 ans qui met en ligne une nouvelle performance tous les deux ou trois jours. Choi Seul Gi, alias Shoogi, 20 ans, voulait elle aussi «devenir amie avec ceux qui mangent en solo». La vidéo où elle dévore du poulet frit et un plat de « tteokbokki », des gâteaux de riz baignant dans de la sauce épicée, a été vue plus d'un million de fois sur YouTube. A ceux qui la soupçonnent de se faire vomir, elle répond qu'elle fait beaucoup de sport pour garder sa taille de guêpe.
Deux gros gâteaux, et un litre de lait
L'un des «mangeurs» les plus en vue du moment, Banzz, affiche plus de 150 millions de vues sur sa chaîne YouTube, coiffant au poteau le célèbre chef britannique Jamie Oliver. Comme il compte de nombreux fans en Chine, il sous-titre certaines de ses vidéos en anglais et publie une vidéo quasiment tous les jours. Lui qui se définit comme «un garçon comme les autres», qui «aime paresser et faire de la musculation», est capable d'engloutir d'énormes gâteaux à la crème accompagnés d'une brique de lait. « A chacun son talent ! Moi, j'ai une excellente digestion. Je peux manger énormément sans problème», s'amuse-t-il. «Je me demande vraiment pourquoi je regarde. C'est fascinant», commente un internaute.
Né à l'ère du foodstagram et de la téléréalité, dans un pays hyper-connecté à Internet, le mokbang semble plus qu'un moyen de saliver ou de s'enthousiasmer devant des exploits digestifs. Ces vidéos où le temps semble suspendu auraient des vertus cathartiques. «C'est une source de réconfort au sein de notre société ultra-compétitive. On peut le voir comme un nouvel anti-stress alors que l'économie ralentit et que les jeunes sont confrontés pour la première fois au problème du chômage», commente Woongjae Ryoo, du département des médias à l'université de Hanyang. «Les Coréens cherchent des programmes de divertissement pour échapper à leur quotidien. Le mokbang a la même fonction que les télé-crochets et les groupes de k-pop», note le professeur Lee Ki-hyung.
Né sur AfreecaTV, le plus grand site de streaming sud-coréen, le phénomène aurait pu être éphémère. Il n'a, au contraire, cessé de prendre de l'ampleur, suscitant toujours plus de vocations et d'engouement. Aujourd'hui, il se décline à toutes les sauces: concours du plus gros mangeur entre concurrents, déjeuner avec des stars, etc. Si la plupart des vidéastes se font livrer des plats préparés, de nouveaux programmes appelés «cookbang» montrent les protagonistes préparant leur repas. Quant aux chaînes de télévision, elles ont rapidement flairé le bon filon.