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Libération
REPORTAGE

Dans leur bulle à Kaboul

Comment vit-on dans des zones de guerre telles que la capitale afghane ? En vase de plus en plus clos, nous disent les expatriés français.
En 2010, dans la rue commerçante de « Flower Street ». Sonia (à gauche), est photographe, Noémie, professeur de français, à Kaboul. (Philip Poupin)
par Joël Bronner, correspondant de Libération à Kaboul
publié le 25 novembre 2015 à 9h56

«Qu'est-ce que tu fous dans ce pays tout pourri ?… Tu mets une burqa quand tu sors ?… Tu vois des morts ?… » A leur passage en France, les membres de la communauté expatriée francophone de Kaboul sont régulièrement assaillis de questions qui leur paraissent farfelues.

Car bien souvent, un monde sépare leur routine de l'image que leurs proches s'en font. Attablé dans l'un des rares restaurants de la capitale afghane pas tout à fait épuré de sa clientèle expatriée, Mickaël (1) explique: «Il y a la vie kaboulie et ce que les médias font de Kaboul. Du coup, c'est très difficile d'expliquer que je vais au bowling par exemple. Bon ok, j'y suis allé qu'une seule fois en deux ans, mais ça existe !» Commenter l'actualité, la tempérer – «à Kaboul, ce n'est pas non plus la guerre urbaine» –, insister sur les aspects positifs et rassurer les proches, voilà souvent à quoi ils s'emploient.

«Très vite, j'explique que nous ne sommes pas sous les bombes en permanence», précise Fiona. «Un attentat, et les médias s'empressent de publier des photos de lieux dévastés, de victimes… Mais ce n'est pas ça notre quotidien», détaille Sylvie. «Le peu que je racontais au début avait tendance à être grossi dix fois», se souvient Jérémy. «Quand je dis "là on est enfermés chez nous, on ne peut pas sortir cette semaine", c'est perçu comme s'il y avait des bombes en face de chez moi !» Habitué des terrains peu hospitaliers, Lucas conclut: «Si tu as déjà été dans ce genre de contexte sécuritaire, tu peux discuter, sinon ça ne sert à rien de tout dire. Parce que les gens ne comprennent pas, s'affolent ou finissent par dire que t'es fou, quoi.»

Yves Faivre, de l’ONG Afrane, chez un ami afghan dans la région de Kapisa en 2010, une province largement contrôlée aujourd’hui par les talibans. © Philip Poupin

Décrire le quotidien kabouli est en effet une gageure. Faut-il insister sur le ballet des hélicoptères qui secouent les vitres plusieurs fois par jour et couvrent jusqu'aux «Allahu akbar» de la mosquée du coin, ou plutôt sur la petite musique des marchands de glace qui sillonnent continuellement les rues poussiéreuses sur l'air de Joyeux anniversaire, comme si chaque jour était une fête?

A Kaboul, la communauté francophone se compose surtout de membres d’ONG, de consultants et de personnel diplomatique. Majoritairement âgés de 25 à 35 ans, leur temps libre a radicalement changé depuis le déferlement festif du milieu des années 2000, consécutif à la chute du régime taliban (lire ci-dessous). Coiffés de barbelés, les murs qui les entourent n’ont cessé de pousser. L’écrasante majorité des expatriés n’est plus autorisée à faire un pas dans la rue sans voiture, les restaurants «autorisés» sont drastiquement limités et les «grosses soirées» ont fondu comme glace en cocktail.

«Au départ, le plus dur, c'est de s'habituer aux murs», assure Stéphanie. Lors de sa première visite à Kaboul, un journaliste ironisait face à l'omniprésence du béton: «En passant en voiture vers chez toi, j'ai d'abord cru que personne ne vivait là, que c'était seulement un quartier de garages !» Ce retranchement progressif s'est accéléré après une série d'attaques revendiquées par les talibans, ciblant les expatriés ou des lieux qu'ils fréquentaient. L'assaut du restaurant la Taverne du Liban (janvier 2014, 21 morts) a été «le point de non-retour» pour Sylvie. Les hôtels de luxe Serena (mars 2014, 9 morts) et Park Palace (mai dernier, 14 morts) ont ensuite été visés, ainsi qu'une poignée de maisons d'hôtes. De plus, Kaboul a connu l'an dernier une vague de terrorisme sans précédent depuis 2001, avec un attentat tous les trois jours en moyenne au cours du dernier trimestre.

Chacun ses règles

Signe des temps, cet été, les près de deux cents membres de la coopération allemande – l’une des plus larges communautés expatriées de Kaboul – ont déserté leurs logements en ville au profit de lieux jugés plus sûrs. Une précaution qui faisait suite à l’enlèvement successif de deux de leurs employés, dont l’un dans la capitale. La vie des «expats» fluctue toutefois énormément en fonction des règles assignées par leur employeur. Le personnel diplomatique est ainsi parmi les plus confinés: couvre-feu, déplacements en voiture blindée (avec gilet pare-balles en option) et plusieurs jours de préavis pour la moindre sortie. Les membres des grandes ONG sont, eux, soumis à des mesures de confinement régulières, tandis que les expatriés peuvent se permettre de planifier leurs sorties du week-end jusqu’en périphérie de Kaboul.
Aux règles générales s’ajoutent les contraintes vestimentaires pour les femmes. «On est toujours voilées, c’est sûr, mais on ne porte pas de niqab ou de chadri, juste un petit voile», décrit Fiona. Elles affirment en revanche pouvoir travailler librement. «Je me suis rarement sentie dévalorisée. Mais je pense vraiment qu’on n’est pas considérées comme des femmes», souligne Patricia. Quant à Viviane, elle évoque carrément la notion de «troisième sexe». «Ici, il y a l’homme, la femme afghane… et la femme expatriée, qui a un statut à part. On nous laisse passer plus de choses.»

L’impact de la «sécu»

Quel que soit le niveau d’enfermement, la majorité des expatriés tâche de vivre le plus «normalement» possible. Il est impossible de marcher dans la rue et beaucoup compensent par le sport, comme Lucas qui, à peine arrivé à Kaboul, envisage «l’achat d’un tapis de course». Ceux qui en ont la liberté pratiquent le week-end le yoga, la natation, le football ou encore le rugby, au cœur d’enceintes fortifiées.
La piscine de l’Atmosphère, le restaurant français de Kaboul, un vendredi après-midi de juin 2010. Le restaurant a depuis fermé ses portes. © Sandra Calligaro
Pas encore 30 ans, Jérémy décrit des soirées plutôt classiques. «Je vais dîner chez les gens. Je me mate des films. Je prends des verres… Ce n’est pas fondamentalement différent de la vie que je menais en France. Mis à part qu’on ne sort pas en boîte.» Patricia affirme tout faire «pour mener une vie “normale”. Mais quand je rentre de vacances, je réalise à nouveau que ce n’est pas le cas. C’est quand même particulier de se dire “ah ben tiens on va aller au zoo, mais peut-être que sur la route on risque de tomber sur un attentat” ».
Pas un rassemblement d’expatriés sans qu’une conversation n'aborde les règles sécuritaires ou l’évolution du contexte. Ici on parle «sécu» au quotidien. Valérien: «C’est un paramètre à prendre en compte au même titre que les horaires du métro à Paris». Pas forcément une angoisse donc, mais une habitude à intégrer en toutes circonstances. «La sécurité me suit jusque dans mes toilettes, puisqu’elles ont été aménagées en pièce sécurisée avec porte blindée et fenêtre obstruée», souligne malicieusement Eric, qui y voit désormais une «routine».
«Le matin, quand il s’est passé quelque chose, on entend les infos à la radio, raconte Christophe. Nos gardes et nos chauffeurs écoutent tout ce qui se passe. Trois jours plus tard, on entend à nouveau leur musique… Ils passent à autre chose.» Un réflexe semblable à celui des expatriés, qui eux aussi fonctionnent par «phases». Un enlèvement d’étranger – deux cette année à Kaboul –, et la tension monte d’un cran dans leurs rangs, avant de retomber, de guerre lasse, quelques jours plus tard. Plus libre que la majorité de ses confrères, Norbert observe: «Ces questions de “sécu”, ça a un vrai impact sur le moral des gens et sur la volonté de ne pas rester longtemps. Je suis sûr que si les règles étaient un peu moins strictes, les expatriés se verraient vivre ici plus qu’une seule année ou une seule mission.»
Ce climat peut même générer une certaine «infantilisation», en raison de «toutes ces règles qui t’obligent à dire où tu vas, ce que tu fais, avec qui tu couches…». «Tous nos mouvements sont contrôlés, renchérit Guillaume. On ne peut pas avoir de vie privée sans que les autres expatriés et les employés afghans le sachent.» Soumis à des obligations parfois jugées «inadaptées» ou trop contraignantes, certains prennent le parti de s’en affranchir. «Là, tu m’as invité à venir chez toi pour l’interview, si je n’avais pas “grugé” les règles, il aurait fallu que je prenne trois jours pour pouvoir organiser une reconnaissance “sécu” ici et on m’aurait certainement dit non.»

Les collègues pour vecteur

«Le boulot reste évidemment le fil conducteur» de la présence expatriée, rappelle Mickaël qui trouve gratifiant «d’apporter une réponse non militaire aux problèmes de l’Afghanistan». Un travail qui, pour ceux qui font le choix de rester, est souvent la première source d’épanouissement. D’autant qu’un pays comme l’Afghanistan sert aussi d’accélérateur de carrière pour les étrangers, quand il n’est pas l’assurance d’un salaire confortable. Au vu du confinement, c’est d’ailleurs quasi exclusivement via leurs collègues que les expatriés connaissent le pays. «Ne pas pouvoir sortir dans la rue, aller faire mon marché au milieu de la foule et voir les gens vivre pour de vrai, c’est sûr que c’est LA frustration», déplore Tristan.
«Les mesures de sécurité génèrent une bulle autour de nous, qu’elle soit immatérielle par l’isolement ou concrète derrière le vitrage d’un véhicule», ajoute Michel. Alors, pour les plus libres, «dîner avec la famille d’un collègue», «pique-niquer pendant l’aïd», se balader dans un village surplombant Kaboul, faire une virée au lac, sont autant de «petites récompenses» leur permettant de «toucher du doigt» une part de la réalité afghane.
«Prison dorée» pour certains, «cocon» pour d’autres, les expatriés de Kaboul ont conscience de vivre «en vase clos». Valérien aimerait pouvoir «vagabonder» tandis qu’éric rêverait de «faire le tour de Kaboul à vélo». Jules, arrivé quelques mois plus tôt, constate non sans déception que «quelle que soit la durée de ma présence ici, je ne pourrai de toute façon pas dire en revenant que je connais l’Afghanistan  et les Afghans».

(1) Pour des raisons de sécurité et de discrétion, les prénoms ont été modifiés.

Le jeudi à Kaboul, c’était soir de fête

Kaboul fut aussi une fête. Avec ses lieux, ses excès et ses exclus. Euphorique, tendance baba cool, durant les premières années de la reconstruction post-talibane de 2002 à 2006, elle devint ensuite sauvage, presque punk, quand il n’était plus possible de ne pas voir que l’intervention occidentale était un échec.

Lors du bal du 14 juillet en 2010, donné près de l'ambassade de France.
©Philip Poupin

La fête à Kaboul se tenait de préférence le jeudi soir, veille du vendredi chômé. Les Afghans restaient à la porte, seuls les expatriés avaient le droit de participer. Ils étaient travailleurs humanitaires, journalistes, diplomates, mercenaires, consultants ou espions. Hormis les membres des deux premières catégories, ils avaient en commun d’être très bien payés et de souvent s’ennuyer durant la semaine. Alors le jeudi soir, ils se lâchaient.
Dans la catégorie bars, l’Atmosphère – immortalisé dans la série Kaboul Kitchen – et le Gandamak, un pub fondé par un ancien reporter de la BBC, étaient les plus courus. Autour de la cheminée en hiver, à côté de la piscine en été, les expatriés devisaient de plus en plus gaiement à mesure que la soirée avançait. Des couples se formaient sous l’œil intéressé des serveurs afghans. Des bagarres éclataient parfois.
L’une des plus fameuses reste celle qui avait opposé deux consultants anglais à l’hiver 2010 au sujet d’une de leur collègue paraguayenne. Après quelques empoignades, l’un d’eux alla au bar, déposa un billet de 100 dollars et commanda une bouteille de vin blanc. Il la fracassa sur la tête de son rival qui ne l’avait pas vu arriver. Le patron du bar tenta lui-même, sans grand succès, de recoudre la plaie. Toutefois, aucun mort n’a jamais été à déplorer: par mesure de sûreté, les clients devaient déposer leurs armes à l’entrée.
Mais les fêtes les plus intéressantes restaient les soirées privées. Elles pouvaient réunir des centaines de personnes dans un jardin ou une maison forcément entourée de hauts murs et de barbelés. La drogue n’était pas un problème. L’Afghanistan est l’un des premiers producteurs au monde de cannabis et d’opium. L’alcool était plus difficile à trouver. Les plus malins, et les mieux connectés, s’approvisionnaient auprès des diplomates ou des gradés de l’Otan. Les autres se fournissaient dans quelques épiceries. Ce n’était pas sans risque: la vodka était souvent frelatée.
Certaines soirées se distinguaient par leur thème. Une société européenne de conseil était connue pour sa fête «blanche» de début décembre où il n’était pas rare que des participants s’endorment dans le jardin au petit matin, malgré l’hiver. Un jour de 2011, une soirée fut organisée dans une maison que se partageaient des journalistes et humanitaires anglo-saxons. Le propriétaire ayant décidé de quadrupler le loyer, comme le lui permettait la loi, le thème fut la destruction. Après quelques verres, les participants cassèrent vitres, fenêtres et portes. Même les fêtes a priori les plus guindées pouvaient déraper. Il est arrivé, par exemple, que certains convives des cocktails d’ambassade, convoités pour la qualité et la variété de leurs alcools, s’amusent à escalader les blindés militaires qui protègent la résidence. En général, l’hôte ne s’en formalisait pas. Kaboul en guerre devait aussi être une fête. — Luc Mathieu