Nous y revoilà donc, à cette époque de l’année qui réussit l’exploit d’être à la fois quasi obligatoire, familiale, festive et angoissante, onéreuse et au fond pas si gratifiante que ça. Plusieurs options: se farcir le sapin, les bouboules, la dinde et tonton Robert. Ou fuir à l’étranger, sachant que la fête est mondiale. Ou encore gésir seul devant la télé et un surgelé.
Quoi qu'il en soit, la symbolique et la charge affective des festivités de fin d'année, qui battent leur plein depuis le XIXe siècle, sont difficiles à mettre de côté. 90 % des Français critiquent l'aspect consumériste de cette fête, et autant la célèbrent, s'amuse ainsi Martyne Perrot, chercheuse au CNRS (1), qui, depuis les années 2000, interroge d'un point de vue sociologique cette fête domestique, symbole d'abondance, de cadeaux, de nourriture.
Une célébration commerciale quasi universelle, mais aussi le témoin du lien social et familial. Une sorte de « trinité profane » qui rassemble famille, enfant et charité, explique la chercheuse, et promène des millions d’entre nous entre angoisse du cadeau parfait et du réveillon familial réussi.
En quoi Noël est-il une festivité différente des autres?
C'est la seule fête de «famille» qui soit célébrée tous les 25 décembre simultanément, par la plupart d'entre nous. Et cette célébration chrétienne connaît le plus de déclinaisons dans le monde profane. La seule enfin qui soit aussi globalisée. Pâques, par exemple, ne s'est pas autant généralisée et ne donne pas lieu à cette consommation excessive. A Noël, on fête la naissance de Jésus, dont la date est longtemps restée indéterminée: au cours des trois premiers siècles, les chrétiens l'ignorent complètement. C'est seulement au cours du IVe siècle que l'on commence à célébrer la nativité mais à des dates différentes, en Orient le 6 janvier, jour de L'Épiphanie, et en Occident le 25 décembre, jour de Noël.
Noël, devenu une fête domestique, voire de l’intime, met en lumière aussi l’état de notre société, de la famille. C’est terrible de se retrouver seul à cette occasion pour beaucoup d’entre nous. Mais c’est aussi une fête facile à réaliser par tous, en dehors de sa symbolique religieuse : un sapin ou un arbre décoré, la famille, des cadeaux et un réveillon.
Il est surtout synonyme de famille, avec l’enfant qui a une place de choix et de roi aujourd’hui?
En fait, le rassemblement familial est relativement récent. Il a commencé par prendre son importance au milieu du XIXe siècle dans les bourgeoisies naissantes en Angleterre, en Allemagne, et en France et chez les Européens émigrés en Amérique du Nord. On assiste à cette époque à une appropriation de la fête religieuse pour célébrer les liens de la famille, d’abord dans l’Angleterre victorienne où les enfants prennent une importance singulière.
Le commerce naissant des grands magasins a aussi accompagné cette fête familiale, avec l’échange de cadeaux qui remplace petit à petit les étrennes. On y célèbre les valeurs familiales autour des différentes générations la composant – les petits-enfants et les grands-parents étant les deux chaînons nécessaires pour refermer le cercle de famille. Noël devient alors l’occasion annuellement renouvelée de célébrer sa propre famille, où chacun a un rôle bien défini. Les parents des jeunes enfants font un effort énorme pour satisfaire les vœux de ces derniers. On ménage la surprise, on met en scène le mystère du Père Noël, les traces de son passage.
Justement, quelle charge symbolique ou affective met-on dans cette célébration?
Surtout de l'affectif et principalement en ce qui concerne les enfants, ceux qui vont nous succéder et auxquels on fait une sorte d'offrande à travers le cadeau. La signification religieuse étant passablement occultée par son exploitation commerciale, la seule façon de se réapproprier un peu de sens, c'est de sentimentaliser cette fête à outrance. En temps de crise, les liens ne sont pas dévalorisés, au contraire, et s'inscrivent souvent sur fond d'une idéalisation de la famille et d'une nostalgie de sa propre enfance. Comme l'écrivait Claude Lévi-Strauss, « l'échange des cadeaux de Noël n'est pas autre chose qu'un gigantesque potlatch (2) impliquant des millions d'individus et au terme duquel bien des budgets familiaux se trouvent confrontés à de durables déséquilibres » (1).
On peut imaginer que certains fuient l’idée de faire comme tout le monde au même moment, de céder à une pression commerciale et aux réjouissances sur commande de ce gaspillage cérémoniel qui fait partie de nombreux rituels. Mais pour ceux qui ont les moyens de partir à l’étranger à cette période, ils risquent aujourd'hui de retrouver cette fête aux quatre coins du monde et il faut avoir les moyens de partir.
Pourquoi y a-t-il autant d’enjeux dans le choix des cadeaux, la peur de se tromper, etc ?
Parce qu’à travers le cadeau, on dit à l’autre l’importance qu’il a pour soi, les cadeaux entrent dans une dynamique de don contre don. à travers cet échange se réaffirment ou se délitent les liens de famille. La préparation des cadeaux fait d'ailleurs partie du rituel, avec un élément fondamental : plus on est proche, et plus le cadeau fait et rendu sera important et aura une valeur sentimentale. On n’offre pas un présent de la même importance à sa belle-sœur qu’à son épouse, par exemple. Ou alors ça signifie qu’on lui attache plus d’importance ! La dépense excessive sert aussi de soupape pour libérer les tensions :j’ai dépensé beaucoup pour toi, faisons la paix.
Au fond, que met-on en avant, pendant ces fêtes de fin d’année?
C’est la première question que je me suis posée quand j’ai débuté mes recherches en 2000, et la réponse est historique. Dans sa version profane elle est, on l’a déjà dit, une invention de la bourgeoisie victorienne pour réaffirmer annuellement l’importance de ses liens générationnels et l’image figée de cette famille envahit malgré tout l’imaginaire collectif.
Ce fameux esprit de Noël, fait de compassion, de bons sentiments envers les uns et les autres, dérange et attire à la fois une société ou les familles recomposées sont nombreuses et la précarité en pleine expansion. On veut faire famille « à tout prix » au sens propre (la dépense) et figuré (être ensemble), jusqu’à fêter plusieurs fois Noël en déplaçant parfois les dates. Les grands-parents, quand ils ne sont pas eux-mêmes séparés, jouent un rôle important car ils jouent souvent les organisateurs dans un espace relativement « neutre ».
Mais l’esprit de Noël, c’est aussi la solidarité qui resurgit à cette période. Les bénévoles des associations caritatives grossissent leurs rangs pour apporter un peu de soutien aux plus démunis le soir du 24 décembre. C’est l’esprit de Noël à la Dickens, ce que j’ai appelé cette nouvelle «trinité profane»: la charité, la famille, l’enfant.
Mais alors, pourquoi autant de gens semblent déçus au retour des fêtes?
Souvent, ça ne se passe sans doute pas comme on l’attendait, entre les préparatifs, l’attente, le choix des cadeaux, qui prennent presque plus d’importance que le déroulement effectif du réveillon. Un peu comme les grandes vacances dont on attend énormément. Les médias jouent d’ailleurs un rôle important car ils ne cessent à longueur de pages et dès le lendemain de la Toussaint, de donner des conseils, recettes, cadeaux parfaits, décorations etc., pour « réussir » ce fameux réveillon. Les femmes sont les premières à subir cette injonction. Sauf exception, ce sont elles en majorité qui achètent les cadeaux, les emballent, décorent la maison et préparent le repas de réveillon. Et subissent donc de plein fouet un «échec éventuel». Car réussir Noël est devenu une sorte d'impératif moral que la société marchande a parfaitement su instrumentaliser.
(1) A lire : Ethnologie de Noël, fête paradoxale, Grasset, 2000. Le cadeau de Noël. Histoire d'une invention, Éditions Autrement, collection Leçons de choses, 2013.
(2) Potlatch : une cérémonie basée sur le don.
A lire aussi : Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, de l'anthropologue Marcel Mauss, paru en 1923-1924 dans la revue L'Année Sociologique.