Ils étaient deux à parler. L'un connaissait Bowie depuis des années, était son producteur, l'un de ses plus proches amis, le gardien du temple. L'autre le connaissait depuis peu, il avait été invité par Bowie à jouer sur son prochain et dernier album, «Blackstar». Tony Visconti et Donny McCaslin étaient conviés, mi-décembre, par la radio américaine NPR pour parler de ce disque.
Ils ont surtout parlé de Bowie, avec chaleur et admiration. Ils en parlaient comme de quelqu'un de bien vivant, qui savait exactement ce qu'il voulait. Ils parlaient d'un homme féru de technologie, qui enregistrait lui-même ses démos, sur lesquelles il mettait ensemble samples, parties de saxophone, ou des sons de guitare bien sales qu'il venait de découvrir. Des démos écoutables aujourd'hui et troublantes par leur vivacité, leur radicalité. Ils évoquaient leurs nombreuses et longues sessions de travail. Visconti expliquait «ne pas penser» que Bowie revienne sur scène. Je me souviens avoir espéré que quelque chose le fasse mentir, comme s'il ouvrait en fait cette porte pour laisser souffler un léger doute.
Notre dossier sur la disparition de David Bowie
Cette interview a eu une responsabilité importante dans le choc que j’ai ressenti à l’annonce de la mort de Bowie. Ces deux hommes avaient menti, ce n’était pas possible. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir. Et pourtant ils parlaient de lui comme si la maladie, la possibilité de sa mort n’était pas même envisagée – envisageable. Ils avaient gardé le silence sur l’état de santé de l’artiste, comme tout son entourage l’avait fait pendant des mois avant la sortie de «The Next Day», son précédent album sorti par surprise après un long silence.
Ce long silence, qui dura de 2006 à 2013, ce fut une période pendant laquelle on aurait presque pu accepter, plus facilement, la mort de Bowie. La rumeur sait se nourrir du vide, et on le disait alors au plus mal, fini, mourant, justement. On y croyait, on s’y était résolu, sans s’appuyer sur rien d’autre que cette absence de nouvelles. L’annonce soudaine de son plein retour avait alors presque autant choqué qu’aujourd’hui sa mort.
Jouer les morts pour ne pas se montrer mourant
Il était vivant, bien vivant, et c’est par son art, plutôt que par une quelconque apparition publique qu’il nous le prouvait. Il était là, il avait la voix de son âge, il se montrait sans fard, vieillissant, il multipliait les mises en abyme, les clins d’œil plus ou moins subtils à ses longues et riches discographie et iconographie, comme si «The Next Day», déjà, était un album post-carrière.
Bowie fut Lazare, donc, avant de se chanter comme tel. Et apprendre il y a six mois qu'il travaillait sur un nouvel album et une comédie musicale à la fois, entendre des morceaux sur lesquels il avait l'air plus hargneux et vivant que jamais, c'était comme gommer ce que nous aurions pu craindre quelques années auparavant. Tant et si bien que même son dernier clip le montrant alité, fermant derrière lui une porte secrète, chantant «Look up here I'm in heaven, I got scars that can't be seen», ne semblait pas tant prophétique qu'ironique.
Au final Bowie aura réussi jusqu’à sa sortie. Il aura su choisir comment se montrer vieillissant tout en déclarant que ce n’était pas fini. Il aura ensuite réussi à jouer les morts pour ne pas se montrer mourant. Il n’aura jamais été autre chose que vivant, et il restera pour longtemps.
Christophe Abric est le fondateur de la Blogothèque.