Cette semaine, Sarah Nemtanu nous parlera des 44 Duos de Bartók qu'elle a enregistrés avec sa Deborah pour Decca, nous évoquerons l'intégrale piano de Ravel par l'incontournable Bertrand Chamayou, nous piocherons dans les écrits d'Hermione Quinet pour une fausse interview, il y aura un concert de la semaine et une coda bonus.
L’interview : les sœurs Nemtanu à l’assaut de Bartók
En 1931, le Hongrois Bela Bartók compose une série de 44 duos pour deux violons, divisés en quatre livres, destinés à ses élèves et reprenant des thèmes du folklore des Balkans. Aujourd’hui, les deux sœurs violonistes Sarah et Deborah Nemtanu enregistrent ces duos pour Decca. Après notamment un disque Bach-Schnittke, les deux solistes, Sarah à l’Orchestre national de France et Deborah à l’Orchestre de chambre de Paris, ont fusionné leurs archets pour ce voyage dans une jungle musicale qui évoque vol du moustique,
[ cornemuse, ]
chant de mariage,
[ danse tourbillon de Roumanie, ]
chanson du foin, conte de fées… ce que nous raconte Sarah Nemtanu
(Photo Lyodoh Kaneko).
Comment en êtes-vous venues à enregistrer ces «44 Duos» ?
Ils nous ont été proposés par Decca Londres. Le label préparait une intégrale Bartók et n'avait jamais publié ces Duos. Comme nous formons, avec ma sœur, un duo qui fonctionne depuis déjà quelques années, nous avons aussi eu droit à une sortie individuelle. Mais c'est une opportunité géniale de faire partie de ce coffret, avec de grands musiciens.
Depuis quand connaissez-vous ces «Duos» ?
Nous les jouons depuis que nous sommes toutes petites. Ce sont des duos à but pédagogique, de plus en plus compliqués. Nous les interprétons souvent en concert, en bis. Ce sont des duos très courts, on en joue dix à quinze minutes, en expliquant d’où ils viennent et leur nature, souvent ce sont des chansons ou des danses folkloriques. De plus, nous sommes d’origine roumaine, et ces pièces nous parlent. Ce sont les 44 facettes du diamant des Balkans.
Vous en faites donc aussi des pièces pédagogiques en concert…
Oui. On peut raconter l'histoire de chacune ou trouver un fil conducteur pour enchaîner plusieurs duos. Cela nous permet aussi de créer un lien avec le public, notamment pour le duo Tourbillon de Roumanie, qui est sous-titré sur la partition «la Pirouette des personnes âgées».
Votre sœur et vous êtes toutes deux violonistes solo. Comment vous êtes-vous réparti ce rôle dans ces «Duos» ?
De manière équitable. On a fait du 50/50. Le premier cahier pour ma sœur Deborah. Le second cahier pour moi. C’était mathématique.
Auriez-vous pu jouer ces pièces avec un(e) autre instrumentiste que votre sœur ?
J’ai déjà joué en duo avec d’autres violoniste, mais il est vrai qu’avec ma sœur, c’est différent. Je ne dis pas ça pour faire Bisounours, mais on joue ensemble depuis près de trente ans, nous n’avons plus besoin de parler ou de faire des signes, nous respirons ensemble. C’est assez rare de retrouver cela chez d’autres violonistes.
L’entente entre vous peut-elle être mauvaise, de la sphère familiale à la sphère artistique ?
Non, il n’y a pas de répercussions entre la famille et le travail. D’un côté, c’est une richesse que deux sœurs soient associées en duo, et que cela se fasse en famille nous donne aussi un coup de pub, j’ai le sentiment que cet aspect familial attire le public. De l’autre, nous avons toujours été claires : nous avons chacune notre carrière, nos réseaux, nos festivals… nous ne cherchons pas à tout mélanger.
Que rêveriez-vous d’enregistrer aujourd’hui ?
Déjà, j’ai le sentiment de réaliser un rêve tous les jours : il y a quinze ans que je suis membre de l’Orchestre national de France et je ne suis pas lassée de m’y rendre. Mon rêve, ce sera aussi de voir si, une fois morte, j’aurais laissé une trace, ce qu’espère tout artiste. J’aimerais aussi que le monde de la culture soit un peu plus décloisonné. On voit toujours les mêmes têtes, pas qu’en musique évidemment. On dirait que les acteurs de la culture ne prennent plus de risques artistiques. Mais, en termes de répertoire, mon rêve serait la Concertante de Mozart pour violon et alto. Ma sœur se met à l’alto, et c’est une bonne chose, car cela ouvre notre répertoire et nous différencie un peu plus. Il y aura Deborah à l’alto et Sarah au violon, sans confusion.
Le CD : Chamayou et sa Ravel party
Il a trouvé à Toulouse, en l’église Saint-Pierre des Cuisines où il a enregistré, un son entouré de reverb chaud et proche de l’auditeur. On entend le bruit des doigts sur les touches, on entend les respirations de l’interprète et on entend Ravel. Toute l’œuvre piano du compositeur couchée sur deux disques par Bertrand Chamayou, la tête de gondole des jeunes (34 ans) instrumentistes stars français (1).
Toute l'œuvre pour piano de Ravel, ce sont des tubes - Jeux d'eau, Pavane pour une infante défunte, Gaspard de la nuit… - mais aussi des oublis volontaires, puisque, comme il l'explique dans le livret du CD, Chamayou a voulu «raisonner» son intégrale, et donc en sortir quelques pièces inachevées (la Valse pour piano seul) ou considérées comme des réductions (transcription de Daphnis et Chloé), et y faire entrer des œuvres posthumes (Sérénade grotesque…) et une pièce parente d'un autre compositeur (Alfredo Casella).
«J'ai travaillé les partitions de Ravel à la lettre, plus encore que tous les répertoires jusqu'à présent», explique Chamayou, connu pour son perfectionnisme et sa propreté dans les parties «impossibles». Ce n'est pourtant pas la pureté des lignes, la vitesse d'exécution, les notes dispersées en microgoutelettes ou les accords volant en escadron de nuages qui marquent le plus à l'écoute de cette intégrale. C'est son incroyable intensité. Sous des éclairages sans cesse différents et des idées directrices qui évoluent d'une œuvre à l'autre, l'intégrale est portée par une énergie vertueuse, une sorte d'envie d'aboutir et de relier les deux grandes écoles de l'interprétation ravélienne, puriste et personnelle.
(1) Dont nous publierons l'interview mardi prochain dans la version papier du journal.
Maurice Ravel, Intégrale des œuvres pour piano, Bertrand Chamayou (Erato)
Bertand Chamayou donnera un récital au Théâtre des Champs-Elysées le mardi 19 janvier.
Le concert de la semaine
Pour saluer la double victoire de l'épatant Mozart in the Jungle aux Golden Globes dans les catégories «meilleure série comique ou musicale» et «meilleur acteur dans une série comique ou musicale» pour Gael Garcia Bernal qui y joue un chef inspiré de Gustavo Dudamel,
pour saluer indirectement la mémoire en creux de Pierre Boulez, dont un des maîtres était Olivier Messiaen,
pour saluer la mémoire du même Olivier Messiaen, qui était aussi ornithologue,
pour saluer la mémoire des piafs en tout genre tels les colombes qu'on retrouve sur les façades et le sol de la Philharmonie de Paris voulue par Boulez,
nous vous présentons, disponible sur Arte Concert, la Turangalîla-Symphonie, composée par Olivier Messiaen et dirigée par Gustavo Dudamel à la Philharmonie… du Luxembourg.
Le livre : Hermione Quinet
Son mari est mort. Alors, pour tromper sa dépression, elle se rend au concert et espère que la musique fasse son œuvre. Puis, de retour chez elle, Hermione écrit ce qu'elle a vu et entendu, ce qu'elle pense de certains compositeurs ; des orchestres… Nous sommes en 1893, et Hermione est Hermione Quinet, la veuve d'Edgar. La collection «Palazetto Bru Zane» des éditions Actes Sud publie en cette rentrée son Ce que dit la musique, dix années d'écrits et d'histoire de l'écoute à la fin du XIXe, siècle d'investigation privilégié pour le Centre de musique romantique française. Fausse interview d'Hermione Quinet en piochant les réponses dans ses textes.
Quelle œuvre de Beethoven préférez-vous ?
La Symphonie pastorale est la plus souriante des œuvres : c'est une symphonie à la Ruysdael, une fête de la nature. Les fleurs printanières, les arbres au léger feuillage se mirent dans cette source cristalline; on s'étend dans l'herbe, au bord d'un clair ruisseau où le poisson frétille.
Avez-vous déjà entendu une œuvre de Mendelssohn ?
La perle de mon concert d'aujourd'hui, c'est la Symphonie en la, dite «Ecossaise». Elle l'emporte en originalité et en suavité même sur la Romaine : tous les caractères du génie y sont réunis, la majesté, l'harmonie.
De plus, [Mendelssohn est] très modeste, doutant de lui-même, nullement infatué. Que répondait Mendelssohn aux reproches de sa famille, de ses amis : «Je fais ce que je peux. Si je n’arrive pas, d’autres trouveront et l’art n’en sera pas moins immortel.»
Mendelssohn a-t-il un équivalent, en France en 1890 ?
Soyons fiers du talent de nos maîtres contemporains. Surtout plaçons très haut les chefs vénérés de l'Ecole française, la noblesse, le génie dramatique de l'auteur d'Hamlet [Ambroise Thomas, ndlr] et de l'auteur de Faust [Gounod].
La musique de Faust est toujours jeune et belle. Son extrême popularité ne lui a pas valu une ride.
Que pensez-vous des compositeurs modernes ?
Certains d’entre eux remplacent par des systèmes l’inspiration qu’ils n’ont pas. Ces fameux Leitmotive, qu’on invoque prétentieusement à la suite de Wagner, ni Beethoven ni Mozart n’en ont eu besoin pour créer des chefs-d’œuvre.
Pour découvrir plus avant la pensée et les écrits frais et engagés d'Hermione Quinet : Ce que dit la musique, Actes Sud, «Palazzetto Bru Zane», 410 pp., 45 €.
Coda bonus
1. Le chef Michel Plasson aurait dû diriger la reprise de Werther, sur une mise en scène de Benoît Jacquot, mais il a renoncé pour raison de santé comme l’a fait savoir l’Opéra de Paris le 12 janvier. Il a été remplacé par…
A. Daniel Harding
B. Giacomo Sagripanti
C. Esa-Pekka Salonen
2. Selon un communiqué officiel, la Philharmonie de Paris a accueilli en un an :
A. 12 millions de visiteurs
B. 1,2 million de visiteurs
C. 120 000 visiteurs
3. Continuons avec cette intéressante série de chiffres. Quelle est en pourcentage la répartition des visiteurs entre ceux venus de Paris, de banlieue et de province ou étranger ?
A. 90%, 2%, 8%
B. 60%, 35%, 5%
C. 48%, 31%, 21%
4. Et finissons avec le nombre d’abonnements pour la saison en cours. Il y en a…
A. 11 500
B. 21 380
C. 46 240
Réponses : 1. B, 2. B, 3. C, 4. B.