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Pop

Beyoncé, en «Formation» noire et fière

Le nouveau single de la chanteuse, «Formation», assorti de la vidéo «la plus noire» de sa carrière, arrive sur Tidal et YouTube avant sa participation au Super Bowl dans la nuit de ce dimanche à lundi.

(capture d'écran Youtube)
Publié le 07/02/2016 à 14h42

On vit une époque formidable. Pris dans une étrange course à l'imprévu, les barons de la pop et du hip-hop – qui fait encore la différence ? – envoient désormais leurs prodiges d'ingénierie par leurs propres tubes, sans prévenir les journalistes ou les maisons de disques, au gré des besoins de leur carrière et de leur service marketing. Une semaine après Rihanna, quelques heures après l'arrivée sur les shops en ligne d'Evol de Future et quelques heures avant sa propre performance au 50Super Bowl, voici Beyoncé qui repointe le bout de son nez, trois ans et des poussières après la sortie surprise d'un cinquième album dont l'arrivée sur iTunes un vendredi soir a provoqué le séisme que l'on sait dans l'industrie musicale américaine.

Il ne s'agit ici que d'un single virtuel délivré via Tidal (la plateforme de streaming de son mari Jay-Z, également responsable du couac qu'on a vu avec l'Anti de Rihanna) accompagné de son clip en ligne, mais il confirme au même titre que les excentricités «industrielles» de Radiohead de ces dernières années que les 1% du monde de la pop occidentale n'ont plus besoin des vieilles majors pour exister et rassurer leurs actionnaires  : pour employer cet adage cité par le personnage de Frank Lucas dans le biopic American Gangster, l'aristocratie pop s'est débarrassée des intermédiaires.

Cet air d'émancipation (et le fumet discrètement nauséabond de gros sous qui l'accompagne) porte particulièrement bien Formation, single badass qui ne réinvente en rien le code génétique du r'n'b de l'époque mais dont tout, de la qualité plastique du kick de TR-808 aux champs sémantiques qui s'entrechoquent dans ses paroles, évoque une affaire rondement menée. L'heure est toujours aux mutations de la trap sudiste, mais il faut avouer que le monstre ici proposé par Mike Will Made It, producteur star d'Atlanta, et Swae Lee du duo mississippien Rae Sremmurd est particulièrement enlevé et pertinent. Subtilement injurieux, Formation agrège et sédimente façon rant de rap, un tourbillon de punchlines, de diatribes et de revendications dont les liens avec La Nouvelle-Orléans et les désastres en chaîne de l'après Katrina sont bien moins accessoires qu'ils n'en ont l'air.

«I like my negro nose with Jackson five nostrils» scande Bey (soit «j'aime mon nez nègre et mes narines de Jackson Five»), alors que défilent à l'écran tous les tropes visuels associés à l'histoire récente et plus ancienne de la ville, maisons à moitié submergées, église en plein culte dansant, dames de l'aristocratie noire en robes blanches pré-guerre civile, ventilos crasseux de boîte de nuit, magasins de perruques, parade de carnaval, plans chipés au mini-documentaire That B.E.A.T. sur la scène bounce de la ville… Un patchwork étourdissant signé de la clippeuse Melina Matsoukas (We Found Love, Pretty Hurts…) mixant plans sales et léchés, esthétique seventies et années 90 passées au crible d'un filtre granuleux de vidéo (qui rappellera aussi le poisseux Angel Heart à ceux qui s'en souviennent), sorte de condensé de l'expérience noire du vieux et du nouveau sud avec apparition de Blue Ivy coiffée afro et paroles empowered qui signalent que Beyoncé pourrait devenir la Bill Gates noire. «Stop shooting us» gueule le graffiti sur un mur, alors qu'une armée de flics antiémeute lèvent les bras et se rendent à un tout jeune gamin noir en sweat à capuche qui danse devant eux. Façon de s'assurer que sera entendu à très grande échelle le message de Black Lives Matter, ce mouvement militant né en 2013 de la vague d'assassinats de noirs américains (Eric Garner, Freddie Gray, Michael Brown, Trayvon Martin…) au cours de contrôles policiers, auquel le Tidal de Jay-Z vient accessoirement de faire une donation d'un million et demi de dollars (à distribuer aussi à d'autres associations de droits civiques).

Quasi-hymne de combat

Facile ? Pas tant que ça, quand on songe que Beyoncé entonnera le titre ce dimanche soir pendant la mi-temps du Super Bowl, période qu'il est d'usage de consacrer, comme elle-même l'avait fait en 2013, à l'entertainement le plus pop-corn, pailleté et patriote qui soit, laissant soigneusement de côté les sujets qui fâchent. N'est-il pas plaisant, ce doigt d'honneur répété adressé à l'armée de rednecks affalés devant le poste une bière à la main, à l'heure de la campagne #OscarsSoWhite qui villipende une pop culture encore bien trop délavée ? Twitter a en tout cas massivement salué la vidéo «la plus noire» de la carrière de Beyoncé, quasi-hymne de combat appelant toutes ses ladies à se «mettre en formation» (sous entendue militaire) avec une pluie de références aux grandes figures de la culture afro-américaine, de Toni Morrison à Maya Angelou en passant par James Baldwin.

Le dernier plan de Formation montre Beyoncé allongée sur le capot d'une voiture de police de La Nouvelle-Orléans qui s'enfonce doucement dans l'eau, jusqu'à les submerger toutes les deux. Sans qu'on soit sûr qu'il s'agisse d'une noyade, ou bien d'un baptême.