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«Richard III», pièce de boucher

Le comédien de rue belge Stéphane Géoris met en scène ustensiles de cuisine et légumes qu’il utilise comme des marionnettes. Dans sa version de Richard III de Shakespeare, le rôti de porc symbolise la famille royale. A table.
(Eric Grundman)
publié le 17 mars 2016 à 12h22

Ca vous dirait d’assister à Richard III, façon rôti de porc, avec des vrais morceaux de palette ou d’échine pour incarner cette pièce de William Shakespeare où le roi d’Angleterre passe son temps à désosser sa famille façon jambon d’York? Alors rendez-vous en mars (1) à Bécherel, la cité du Livre située près de Rennes où Stéphane Géoris, 52 ans, va cette année encore récidiver dans sa boucherie shakespearienne.

C'est entendu: on nous serine depuis le plus jeune âge qu'il ne faut pas jouer avec la nourriture mais ce comédien de rue Belge s'est fait une spécialité de déclamer avec viande, pain, poireaux, fruits pour dire la vie, l'amour, le sexe et la mort sur le pavé qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige. «Mon expérience se résume en deux mots : banane et philosophie. Depuis plus de dix ans maintenant, je voyage autour du monde avec un spectacle dont les marionnettes sont des objets, des légumes, des cafetières, des rôtis de porc de première qualité ou des bananes», écrivait-il dans le Triomphe du saltimbanque (2), consacré aux arts de la rue.

Au départ, Stéphane Géoris est le fils d'un assureur et d'une mère au foyer, qui cuisine le dimanche une fameuse poule au riz et aux champignons dont les restes font le bonheur des vols-au-vent du lundi. Il apprend à mimer et à jongler à l'école du cirque de Bruxelles, le trottoir de la rue Neuve et les couloirs du métro sont ses premières scènes. Il joue déjà «au chapeau», glanant deux mille francs belges auprès du public. «ça n'a pas plu à mon père, il me disait : "Je ne te donne pas assez d'argent de poche ?"».

Le faux suédois, langue universelle

A 18 ans, il débarque à l'Académie royale des Beaux-arts de Liège, apprend à faire des marionnettes, avec trois bouts de ficelle, à changer sa voix pour incarner des personnages différents. «C'était un mélange d'arts plastiques et de scène.» Puis il fonde avec sa compagne de l'époque Geneviève Cabodi, la compagnie des Chemins de terre qui se produit dans le monde entier de la Patagonie à l'Australie en passant par Singapour. Sur scène, Stéphane Géoris s'invente une langue universelle faite de syllabes et de borborygmes, compréhensibles sous toutes les latitudes, qu'il appelle son «faux suédois».

«Si je vous dis "Smouten broutten café ?", vous comprenez "Veux tu boire un café ?"  En fait, c'est très dur à écrire, ça demande beaucoup de précision.» Dans le Polichineur de Tiroirs, il est un professeur de philosophie qui se balade avec une petite armoire d'une cinquantaine de tiroirs d'où il tire des objets qui deviennent marionnettes. Pour évoquer l'amour, il déshabille une banane dont un poireau tombe raide dingue. Il retrace la théorie de l'évolution de Darwin à partir d'un petit morceau de pâte d'amande devenant une, puis deux, puis trois cellules.

Avec le pain, il explique la chaîne alimentaire: une tranche de baguette est un papillon qui se fait bouffer par une grenouille incarnée par un pain rond qui, à son tour, se fait dévorer par un brochet en forme de miche. «Jouer avec le pain, c'est iconoclaste, ça touche les gens», explique le comédien qui nous invite à bâtir «un théâtre avec deux bouts de ficelle et un torchon de cuisine. Et faites-vous un masque avec de la farine. Ouvrez les mains. Ce sont des marionnettes». En 2006, Stéphane Georis s'attaque à Shakespeare «pour sa richesse de sens sur le monde actuel. Hamlet pose la question "Pourquoi vit-on ?". Roméo et Juliette nous disent qu'on vit pour s'aimer. Avec Richard III, on vit pour prendre le pouvoir et casser la gueule aux autres».

Masque en carpaccio de bœuf

D'emblée, c'est la viande qui s'impose pour jouer Richard III car «cette pièce est une vraie boucherie où il y a un rapport à la chair, à la douleur, à la torture. La famille royale est un rôti de porc dont chaque membre est un morceau de viande que Richard III met à mort à la fourchette, à la brochette, au four, par électrocution. Quand il entre en guerre, je me recouvre le visage avec un carpaccio de bœuf pour souligner cet instant fatidique». Lors de la préparation de son spectacle, Stéphane Géoris a passé une journée avec un boucher découpant un demi-boeuf pour apprendre «ses gestes. J'ai aussi acheté de bons couteaux».

A chaque représentation, il doit se fournir en matière première, expliquer au boucher local qu'il veut un carpaccio à la taille de son visage ; un rôti de porc pour jouer Shakespeare: «ça sème un petit vent de panique au comptoir. Puis, je les invite au spectacle.» Stéphane Géoris a interprété 365 fois son Richard III, en quatre langues (français, anglais, espagnol, portugais). Dans les «pays où les gens ont faim», il s'interdit de jouer avec de la viande. En Israël, il a troqué le porc contre du bœuf. Dans d'autres pays, on l'a empêché de transformer un poulet en marionnette. Ce grand barbu, au regard doux azuré, pense qu'en jouant ainsi avec Shakespeare avec de la bidoche à un coin de rue «il va consoler le monde». Trente ans qu'il «mouille ainsi sa chemise comme on trempe du pain dans la soupe pour lui donner meilleur goût».

(1) www.becherel.com (2) édition Transboréal, 8 €, 2011.