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«Mister Morgen», Balkans disciplinaires

Le Croate Igor Hofbauer s’inspire de l’imagerie SF des années 50 et de la propagande soviétique dans un album d’une inquiétante étrangeté.
La première BD du Croate Igor Hofbauer est réalisée dans une superbe bichromie évoquant le constructivisme. (Igor Hofbauer.L'association)
publié le 22 avril 2016 à 18h01

De la même manière que le terme «lynchien» est devenu un adjectif fourre-tout pour évoquer des récits nébuleux, angoissants et perdus dans une sorte de twilight zone, le terme de «burnsien» s'impose peu à peu au monde de la bande dessinée pour qualifier toute une génération d'artistes post-90. Du Japonais Atsushi Kaneko (Wet Moon) au Norvégien Kristian Hammerstad (Creep), les motifs empruntés plus ou moins grossièrement à l'auteur de Blackhole - qui partage avec Lynch un goût pour le moite, le suintant et l'onirisme lugubre - gagnent les divers territoires de la BD jusqu'à atteindre aujourd'hui les Balkans avec Mister Morgen, d'Igor Hofbauer, qui paraît chez l'Association. Pas d'adolescence suintante ici, mais une inquiétante étrangeté qui perle de chaque plan, l'auteur croate passant l'univers burnsien à la moulinette du constructivisme. Brutal et fragmenté, le récit est disséminé à travers les déconvenues de divers personnages qui s'étripent, se dévorent et se recrachent dans le cadre d'une dictature fantasmée des Balkans où des téléphones portables cohabitent avec Staline.

Les humains ne sont plus vraiment ce qu'ils étaient, de nombreuses créatures étranges se mêlant sans encombre à la foule. En vrac, on croise un fonctionnaire à tête de singe qui cultive un jardin secret dans sa baignoire et court après un amour perdu, un gardien de zoo fétichiste bien décidé à veiller sur une ex-diva recluse dans une cage, un homme sans visage, sorte de brushing à la Delahousse mais vide à l'intérieur, des chiens punk-rockeurs ou des ouvriers pressés de baiser au point de garder leur masque de protection. Derrière chaque histoire, l'impression d'être épié, que l'œil du pouvoir voit tout et que ses agents sont prêts à surgir au moindre comportement déviant. Dans ce maelström, les freaks sont souvent moins perturbés que les gens propres sur eux ou les masses anonymes.

Affichiste, notamment pour la scène rock de Zagreb, Hofbauer (dont c'est la première œuvre traduite en France) se nourrit de l'imagerie de la SF des années 50 comme de la propagande soviétique, qu'il décline ici dans une sublime bichromie noir et rouge. L'aspect est craspec, mais certains détails témoignent du degré de minutie de l'ensemble. Comme cette planche peu ragoûtante du début de l'album où, dans la bande du haut, on découvre un homme en trench qui urine dans le vide depuis un pont en arc métallique. En dessous, des rats se disputent la dépouille d'un corbeau le temps de deux cases. Le jet vient se caler parfaitement avec la gouttière qui sépare les deux cases et disparaît dans la dernière bande, en bas de la page, qui représente les eaux noires du Danube. De la trivialité crasse naît un méticuleux équilibre, les jeux d'alignement procurant un impact visuel impressionnant renforcé par les grands écarts entre compositions éclatées, où le cadre se dissout et les cases menacent de s'effondrer sur elles-mêmes, et structures géométriques dignes de l'architecture soviétique. Au-delà du récit, ce qui marque chez lui, c'est l'intensité immédiate du dessin et sa façon de tresser un monde grillagé, un totalitarisme mutant où les barres d'immeubles s'alignent sous un ciel de charbon. Prêtes à exploser.