Dégradé, c'est le titre du film (sorti en salles ce mercredi). «Dégradées», c'est aussi l'adjectif qui pourrait qualifier les relations entre les 13 actrices du long-métrage pendant le tournage… mais sûrement pas l'énergie qui en émane. L'intrigue ? Treize femmes à huis clos dans un salon de coiffure, entourées de caramel, de rouge à lèvres et de bigoudis, qui se crêpent le chignon sur une coupe de cheveux «dégradée», sur tout et rien…
Libé a parlé tournage, réception du film, relations entre les actrices, brouillage entre réalité et fiction, lors d'une rencontre avec les réalisateurs jumeaux Arab et Tarzan Nasser, deux des actrices principales, Hiam Abbas, Maisa Abd Elhadi, et un des producteurs du film, Rachid Abdelhamid.
S’épiler quand on habite à Gaza
Il s'agit donc d'un récit en apparence anodin, sauf que la scène se déroule dans la bande de Gaza. Or raconter des choses anecdotiques du quotidien de cette région est osé.
Parfois mal perçu par les Palestiniens
Le fait que ce film dénonce notamment en arrière plan les tensions entre les Palestiniens, les agissements du Hamas, est souvent critiqué lors des projections, note l'équipe. «Certes, l'occupation israélienne est aussi évoquée tout au long du film mais ça aurait dû suffire pour beaucoup sauf que notre vie de tous les jours est faite – aussi — d'autres choses. Le monde entier en a marre des problèmes palestiniens. Nous, on veut raconter nos petites histoires du quotidien et c'est ce qu'on a essayé de faire à travers Dégradé», confie Rachid Abdelhamid. Et aux réalisateurs d'enchaîner : «On nous a reproché d'aborder la vie quotidienne des femmes à Gaza, de parler d'épilation… En tant que Palestinien, on se devait de parler de l'occupation et uniquement de l'occupation».
«Sous les bombes, ma mère se tuait à faire le ménage»
Les deux frères bruns ténébreux aux yeux verts intimidants dédient ce film à leur mère qu'ils n'ont pas pu voir depuis près de sept ans, si ce n'est sur Skype. Ils racontent que l'opération «Bordure protectrice» à Gaza a coïncidé avec le début du tournage des premiers plans de Dégradé, l'été 2014. Ce qui leur a valu d'être lâchés par plusieurs investisseurs, considérant le projet trop futile dans ce contexte. Mais, Arab et Tarzan ont tenu le choc, portés par leur mère. «Après plusieurs tentatives vaines, j'ai pu capter ma mère sur Skype. Je l'entendais totalement essoufflée entre les explosions des bombes. Je lui ai demandé si elle allait bien et elle m'a répondu qu'elle faisait le ménage… Elle voulait que sa maison soit propre si elle devait mourir. Là, le doute n'avait plus lieu d'être. Il fallait poursuivre Dégradé.»
«C’était la colonie de vacances»
Retrouvés dans les locaux de la production à Paris, les protagonistes du film ont plaisir à se voir, ça se sent. Leur enthousiasme déborde et provoque digression sur digression, notamment à propos du tournage. Hormis Hiam Abbass, Maisa Abd Elhadi et Manal Awad (habituée du stand-up), les actrices n'avaient aucune expérience de comédienne. «Entre celles qui s'amusaient à se coiffer et se maquiller pour de vrai dans le (faux) salon de beauté, celles qui faisaient des caprices pour être plus apprêtées ou apparaître davantage dans le champ pendant les vingt-deux jours de tournage... c'était le bordel, la colonie de vacances» s'amuse l'actrice phare des Citronniers avant d'éclater de rire.
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Quoi qu'il en soit, les 13 comédiennes sont toutes liées à la Palestine. Toutes y vivent (surtout en Cisjordanie) sauf deux d’entre elles qui habitent en Jordanie mais sont d’origine palestinienne.
«Le deuxième tabou était de parler des femmes autrement que comme des résistantes, épouses ou mères de martyr»
Quant aux Nasser, ils ont beau avoir 27 ans, ils restent d’éternels adolescents, ingérables et blagueurs invétérés; sauf quand ils évoquent l’essence de leur film. Là, l’un et l’autre (difficile de savoir qui des deux est Arab ou Tarzan) ont l’air enfin concentré.
«On devait trouver un script qui nous permettait de faire un film pas cher et en même temps de raconter ce que les gens de l'extérieur ne savent pas de Gaza, en dehors du conflit israélo-palestinien : un vrai défi mais pas le seul. Le deuxième tabou, tout aussi difficile à briser, était de parler des femmes autrement que comme des résistantes, épouses ou mères de martyr, en les confinant qui plus est dans un salon de beauté là où elles se sentent à l'aise. En filigrane, c'est bien sûr les gens de Gaza dont on parle», racontent en se renvoyant la balle Arab et Tarzan.
Pour ce qui est de l’histoire du lion (on ne vous en dira pas plus pour ne pas vous spoiler), a priori loufoque et surréaliste, elle aurait bien eu lieu. Entre 2006 et 2007, soit entre la gouvernance du Fatah et celle du Hamas, la bande de Gaza se pliait aux lois de familles mafieuses, raconte le producteur du film. Ce qui impliquait du deal de drogue, du trafic d’armes mais aussi -on y revient- le fameux prédateur…
Les habitantes de Gaza ont bien sûr inspiré les personnages de ces femmes de caractère: «Les histoires ont toujours été là, partout. On a grandi entourés de ces femmes, nos mères, nos tantes, nos cousines… Toutes se reconnaissent en elles», évoque Arab, un brin nostalgique.
Les deux inséparables ont goûté au cinéma via la télé. Malgré l'opposition de leurs parents, ils se sont débrouillés pour acheter un vieux poste dont ils ont coupé le fil pour faire croire à un objet décoratif, mais dès que la nuit tombait, ils s'empressaient de remettre la prise. Quelle a été leur première expérience télévisielle, celle qui leur a donné envie de cinéma ? «Un porno israélien regardé, un peu honteux, ensemble».
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Jouer dans ce film en tant que Palestiniennes
Hiam Abbas: «Je ne sais pas si c'est parce que je suis palestinienne, comédienne ou parce que le scénario m'a plu mais j'avais l'impression que notre peau dépendait de ce film.»
Maisa Abd Elhadi: «Personnellement, en tant que Palestinienne je ne saurais pas vous répondre si ce n'est que ce film est totalement différent de tous les autres films palestiniens.»