La peur du roman à quatre sous
Ils «enflammaient» l'esprit des adolescents et les poussaient au meurtre ou au suicide ; ils formaient un «poison» pour la jeunesse ; ils incitaient à la «dépravation». A la fin du XIXe siècle, un vent de panique soufflait sur la société victorienne : les «penny dreadfuls» («romans à quatre sous») compromettaient l'avenir de l'Angleterre. Vendus deux pence, ces magazines s'écoulaient à plus d'un million d'exemplaires chaque semaine. Presque tous les garçons en possédaient. Jack Right et les aventuriers de la mer Rouge, Buffalo Bill, Légende de la Grande croisade : les titres annonçaient des romans d'aventure qui souvent impliquaient une quête (un nouveau territoire à découvrir, une fortune à amasser, voire un voyage à effectuer dans le futur). Les péripéties étaient passablement violentes. Par exemple, un chevalier anglais plantait une hache dans la poitrine de son ennemi français, le «laissant à terre, à pousser d'irrépressibles grognements d'agonie». Dans tout le pays, les défenseurs de la morale se répandaient en tribunes contre ces «torchons» qu'ils accusaient de donner des idées macabres aux plus fragiles. Mais derrière l'argument de la protection de la jeunesse pointait la peur du pauvre. Les premières écoles publiques avaient ouvert en Angleterre dans les années 1880. Les enfants d'ouvriers commençaient à savoir lire et ils étaient les plus gros consommateurs de «penny dreadfuls». «Ces histoires de richesse et d'aventures risquaient de faire naître chez eux de l'ambition, du mécontentement, de la défiance et un esprit d'insurrection».
Source : The Guardian, le 30 avril, 11 000 signes.
Auteure : Kate Summerscale est une journaliste et écrivaine britannique. Elle est notamment l'auteure de la déchéance de Mrs Robinson (Bourgois, 2013).
L’homme qui voulait devenir marchand d’art
Dans le monde feutré des ventes d’œuvres d’art, le transporteur joue un rôle clé. Chargé de collecter et d’entreposer des Modigliani, des Picasso et autres Rothko aux quatre coins de la planète, il sait tout : le nom des collectionneurs, l’historique des ventes d’une œuvre, l’adresse personnelle des marchands et ce qui se trouve sur leurs murs. Mais il ne dit rien. Un agent de transit devrait «par défaut être aveugle», assure un bon connaisseur. Après avoir repris la société de transports de son père, le Suisse Yves Bouvier a rapidement compris l’intérêt qu’il avait à se spécialiser dans les objets d’art. Sur un marché où règne l’opacité, savoir qui vend quoi et qui se cache derrière les sociétés offshore impliquées vaut de l’or. Lui qui n’avait rien d’un amateur d’art (il préférait le ski aux musées) s’est donc mis à acheter des tableaux grâce aux informations glanées auprès de ses contacts professionnels. Il les revendait avec des marges faramineuses à l’oligarque russe (et président de l’AS Monaco) Dmitri Rybolovlev. Le milliardaire accuse aujourd’hui Bouvier de l’avoir escroqué de plusieurs centaines de millions de dollars. Bouvier affirme s’être contenté de faire des affaires en se jouant des codes du milieu.
Source : The New Yorker, le 8 février, 50 000 signes.
Auteur : Sam Knight est journaliste. Il vit à Londres et contribue au Guardian, au magazine Harper's, au New Yorker et à l'édition anglaise de GQ.
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