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Libération
«Les séries font la loi»

President des Etats-Unis, atours de rôles

Héros, incapable, pervers, assassin ou assassiné… A Hollywood, le leader américain est soumis à toutes les transgressions.
Kevin Spacey et Robin Wright, couple présidentiel façon MacBeth de la série «House of Cards». (PHOTO PROD DB)
publié le 15 juillet 2016 à 17h21

Le plus grand président américain de tous les temps ? Probablement le démocrate Josiah Bartlet (1), prix Nobel d'économie, latiniste, capable de pacifier le Moyen-Orient par la seule force du verbe. Moins cérébral mais tout aussi efficace, Thomas J. Whitmore (2), sauveur de l'humanité et pilote de jet, tient la corde. En chef des armées, c'est autre chose que Franklin Roosevelt sur sa chaise roulante. Le pire ? Ce monstre froid de Frank Underwood (3), ou peut-être ce psychopathe visqueux d'Alan Richmond (4) qui font passer Nixon pour un doux amateur. Dans les livres d'histoire, l'homme le plus puissant du monde se résume à une longue série de mâles blancs, d'abord en perruque et redingote puis en costard-cravate et pin's stars and stripes, jusqu'à la parenthèse Barack Obama, bientôt refermée. A l'écran, le président américain peut être noir (marqueur futuriste devenu réaliste), blanc ou latino, homme ou femme, génie de la dialectique ou as du fusil automatique. Le «leader du monde libre» n'est, à Hollywood, qu'un pantin des scénaristes, un personnage comme un autre. Exception culturelle américaine. Mais fascination n'est pas vénération. Le commandant en chef est une figure soumise à toutes les transgressions : assassinat (cible, commanditaire, voire exécutant), perversion sexuelle, exhibition de son incompétence. Même les vrais présidents n'échappent pas à la fiction : qu'il s'agisse d'un Nixon réélu cinq fois dans l'uchronie de Watchmen (2009) et manipulé par des ados délurées dans la comédie Dick en 1999, ou d'un Lincoln chasseur de vampires en 2012, dans le film du même nom.

Ce ne fut pas toujours le cas. Chez Frank Capra, pionnier de la fiction politique, le Potus (President of the United States) est tellement au-dessus du lot qu'il est invisible dans Monsieur Smith au Sénat (1939), la puissance présidentielle conjurée via le marbre sacré de Lincoln. Ce dernier reste d'ailleurs le champion incontesté du «biopic», avec plus de 130 apparitions sur grand écran. «Il y a d'abord eu la présidence impériale, en majesté, à travers les biographies plus ou moins romancées, rappelle l'historien Thomas Snegaroff, auteur de l'Amérique dans la peau, quand les présidents font corps avec la nation (5). Et puis, à partir des années 70, avec le Nouvel Hollywood, le Watergate et la guerre du Vietnam, l'émergence du président comme figure complexe, voire trouble. Aujourd'hui, la fiction présidentielle est un genre à part entière, notamment à la télévision.»

Cette année, parallèlement au duel Trump-Clinton, trois séries majeures exploitent la bataille pour la Maison Blanche : le marathon machiavélique House of Cards, la comédie effrontée Veep et le soap hystérique Scandal.Dans une mise en abîme vertigineuse, les séries accompagnent la feuilletonisation réelle de l'exercice du pouvoir (les fameuses «séquences médiatiques»). Les échéances électorales sont un cliffhanger comme un autre. Le concept même de «saison» des séries, renouvelées d'année en année en fonction de leur popularité, semble répondre aux mandats.

David Palmer (

24 Heures chrono

). Pour 89% des Américains, il est le président idéal (sondage Reuters, 2015). Photo Coll. Christophe L.

Dans l'anthologie Hollywood's White House (6), l'historien Richard Shenkman estime que la présidence et l'industrie cinématographique se sont «ancrées» en tant qu'institutions dans la pscyhée américaine en symbiose, durant la guerre hispano-américaine de 1898. Les Yankees se passionnent alors pour les premiers newsreels mettant à l'honneur les Rough Riders («cavaliers à cru») du colonel Roosevelt à Cuba. Peu leur importe que les batailles soient des reconstitutions tournées dans le New Jersey. Ces bobines, coupées avec des plans de Roosevelt, fabriquent du mythe au kilomètre, et en feront le premier président conscient de la force de l'image en mouvement. Deux guerres mondiales plus tard, un autre héros de guerre, Dwight Eisenhower (1952-1960), embauche un acteur (Robert Montgomery) pour apprendre à se comporter «présidentiellement» à la télévision. Le mur, déjà bien fissuré, entre politique et divertissement s'écroule avec l'arrivée au pouvoir du premier président-acteur, Ronald Reagan, en 1981.

Mais le boom du film présidentiel et de ses avatars fictionnels toujours plus délirants survient réellement avec l'élection de Bill Clinton, seul président en exercice à apparaître dans son propre rôle au cinéma (First Kid, comédie Disney de 1996). Dans les années 90, pas moins de 40 films mettent le Potus au cœur de leur intrigue, contre environ 90 depuis l'invention du cinématographe. Pour le chercheur John Shelton Lawrence dans Hollywood's White House, le chef d'Etat américain devient alors président de la République du divertissement. «Power couple» magnétique et charismatique qui a toujours mélangé vie privée et politique, les Clinton ont durablement contaminé la pop culture et stimulé Hollywood, de Primary Colours à House of Cards. La mandature du gouverneur de l'Arkansas - président postmoderne et post-guerre froide, issu du peuple et tourné vers le storytelling, personnage à la fois factice et retors - ouvre trois voies. Celle du président gendarme du monde, voire sauveur de l'humanité, comme dans Deep Impact ou Independence Day, qui cartonne au box-office dans une Amérique prospère et débarrassée de la menace soviétique. Celle du président expert et charmeur, figure fantasmée par le scénariste et showrunner Aaron Sorkin dans le Président et Miss Wade (1995) et surtout la série A la Maison Blanche (1999-2006). Sans oublier son corollaire : la cour de conseillers charismatiques, inspiré par le docu War Room sur la victoire de 1992, qui annonce l'engouement pour les spin doctors, toujours de mise. Enfin, Bill Clinton, menteur libidineux pour l'Amérique réac, est la matrice du président pervers et calculateur à la Underwood. Quant à Hillary Clinton, elle irrigue toutes les esquisses hollywoodiennes de présidence au féminin, de la série méconnue Commander in Chief (2005) avec Geena Davis, à Veep (2012) avec Julia Louis-Dreyfus, quoi qu'en disent ses producteurs (lire page V).

Harrison Ford en chef d’Etat armé dans

Air Force One,

de Wolfang Petersen (1997). Photo Prod DB

Pour Thomas Snegaroff, «le corps présidentiel a été façonné par l'écran : en terme de majesté, de virilité, la fiction a créé des standards.» Standards auquel Obama, plus athlétique et éloquent qu'Hollywood n'avait osé l'imaginer et dont la présidence «méta» a remis la Maison blanche au centre la pop-culture, répond en tous points avec la détermination placide d'un David Palmer (24 heures Chrono) et la répartie d'un comique de stand-up en sus. Après tout, Eli Attie, conseiller de Bill Clinton devenu principal scénariste des dernières saisons d'A la Maison Blanche s'était directement inspiré de l'alors sénateur Obama pour imaginer Matt Santos, successeur latino de Josiah Bartlet/Martin Sheen. Quelques années plus tard, le stratège d'Obama, David Axelrod, écrit à Attie : «On est en train de vivre ton script!» La série reste la Bible de tout conseiller idéaliste. Pas un hasard si Jon Favreau, 35 ans et bébé «sorkinien» fut la première plume d'Obama, avant de quitter la politique au bout d'un mandat... pour partir écrire des scénarios à Hollywood.

Malléable semble-t-il à l'infini, le président américain transcende donc tous les genres : thriller politique, science-fiction apocalyptique, comédie grinçante (Mars Attacks!) ou optimiste (Dave), survival en huis clos (Air Force One), buddy movie testostéroné (White House Down), etc. Le genre a ses propres tiroirs : le film de campagne (Primary Colours avec John Travolta, les Marches du pouvoir avec George Clooney, Swing Vote avec Kevin Costner) ou la profanation de la Maison Blanche, attaquée deux fois la même année (White House Down et la Chute de la Maison Blanche, en 2013) et régulièrement annihilée (par des Martiens, des terroristes, des tsunamis…). Surtout, le film présidentiel a donné naissance à des archétypes, thermomètres de la relation entre le peuple et son plus éminent représentant.

L’idéal

De la même manière que la série d'Aaron Sorkin a servi de réalité alternative réconfortante pour les écœurés de l'ère Bush, A la Maison Blanche connaît un regain de popularité sur Netflix, en pleine Trumpmania. Pour la gauche américaine, le président «sorkinien» reste le modèle indépassable. Elitiste, mais plein de compassion, il est la voix de la raison, une parole qui découle directement de la Déclaration d'indépendance et de la Constitution. A l'inverse, la comédie Président d'un jour d'Ivan Reitman (1993) fait le pari du populisme. Quand Dave (Kevin Kline), responsable d'une boîte d'intérim et sosie du président, prend la place de ce dernier, tombé dans le coma en plein coït adultère, les affaires du pays ne s'en portent que mieux. Le chef d'Etat idéal, c'est l'Américain moyen, à la James Stewart, qui donne du boulot au peuple et assure au base-ball. Généralement, plus le Potus est «non traditionnel» - c'est-à-dire tout sauf un homme blanc - plus il est compétent et signe de modernité (d'où le nombre de présidents noirs ou féminins dans la science-fiction). Avec quelques bémols : dans Commander in Chief,première série à imaginer une présidente (hélas non élue, puisqu'elle remplace son mari),«la grande préoccupation était de savoir si l'on pouvait être mère et chef des armées à la fois, une approche très conservatrice», note Gregory Frame, universitaire anglais auteur de The American President in Film and Television (7).

Dans

A la Maison Blanche,

Martin Sheen campe Josiah «Jed» Bartlet, président démocrate éclairé qui fume en cachette. Photo 12. Archives du 7e art

Le Noir

On a beaucoup écrit que le David Palmer de 24 heures Chrono (2001-2010) avait préparé les mentalités à l'élection de Barack Obama. Mais le premier président afro-américain de cinéma remonte à 1933 et a les traits d'un gamin de 7 ans joué par Sammy Davis Jr., qui se rêve chef d'Etat. Pour Gregory Frame, «les présidents noirs pré-Obama ont construit un stéréotype de masculinité noire au pouvoir : réfléchie, noble et quasi religieuse. C'est le révérend transposé à la présidence, Moïse noir guidant le peuple». Notamment lorsque l'apocalypse est proche : c'est Morgan Freeman dans Deep Impact ou Danny Glover dans 2012. Dans Président par accident (2002), Chris Rock est un chef d'Etat qui n'a pas fait une croix sur sa street cred , encombrante d'abord puis atout quand distillée avec parcimonie, comme Obama le fera avec sa passion revendiquée pour le basket-ball. «Le faux président le plus proche d'Obama est probablement Jamie Foxx dans White House Down, note Gregory Frame, qui est truffé de clins d'œil biographiques : l'addiction à la nicotine, la fille ado qui veut un piercing…» Dans le film, Foxx est pris en otage par des suprémacistes blancs, un signe des temps : Obama détient le record du nombre de menaces de mort. Sous son mandat, le Potus devient cible, comme dans Big Game avec Samuel L. Jackson, en 2014, ou dans la Chute de la Maison Blanche et sa suite (la Chute de Londres), même si dans cette doublette exploitant la psychose terroriste, le président est blanc (joué par la mâchoire crispée d'Aaron Eckhart). Enfin, si Sidney Poitier n'avait pas refusé le rôle, Josiah Bartlet ( A la Maison Blanche) aurait été noir.

Le pourri

«On voit deux grandes tendances dans le président malfaisant : le méchant post-Watergate et le sadomasochiste des années 90», résume Gregory Frame. Dans la première catégorie, le président sans nom, mou et cynique de New York 1997 («President of what ?» comme le demande Snake Plissken), tombé aux mains des bandits dans Manhattan transformé en prison à ciel ouvert. Dans Los Angeles 2013, suite du film culte, John Carpenter, anar allergique au bipartisme, noircit le tableau en mettant en scène un président à vie, théocrate fasciste qui déporte tous les déviants à «l'Amérique morale» de l'autre côté du mur, c'est-à-dire à Los Angeles devenue île après un séisme. Ça vous rappelle quelqu'un ?

Dans la catégorie criminel vicieux, on pense forcément à Richmond (Gene Hackman) dans les Pleins pouvoirs du libertarien Clint Eastwood, et à Frank Underwood, manipulateur à la sexualité ambiguë : «House of Cards, c'est Spacey en Richard III et Robin Wright en Lady Macbeth, souligne Gregory Frame. C'est aussi la perte de foi totale des Américains dans les élites après la crise des subprimes. La série critique l'apathie face au système. Quand Underwood parle face caméra, il fait du téléspectateur-électeur un complice.»

Dans Scandal, le president Fitz Grant est non seulement un meurtrier mais aussi un faible, un fils à papa pleurnichard. Une allégorie du «privilège blanc», ce que les personnages issus des minorités ne manquent pas de lui rappeler dans le soap créé par Shonda Rhimes, rare femme noire à la tête d'une série.

Le bourrin

Dans les Simpsons, le film(2007), Schwarzenegger est à la Maison Blanche. Logique, après une décennie de Potus sanguins, inaugurée par Harrison Ford qui boxe des nostalgiques de l'URSS dans Air Force One (1997). Dans ces films, le président, ancien héros de guerre, ne redevient un «vrai homme» qu'une fois une arme dans les mains : c'est le président GI-Joe, qui «émerge dans l'après guerre froide comme un désir de présidence militarisée», note Frame. Ultime exemple : dans l'oublié et hallucinant Situation critique(1999), le bouillonnant président (Kevin Pollak), coincé par une tempête de neige dans un diner avec Clotilde Courau, lâche une bombe H sur Bagdad. Epoque révolue selon Frame : «Aujourd'hui, les présidents du cinéma d'action sont plus l'objet du sauvetage que le héros du jour. On peut y voir le reflet du déclin de la puissance américaine.»

L’idiot

En 2000, les Simpsons,encore, avaient annoncé l'arrivée au pouvoir de Donald Trump. Mais c'est le futuriste Idiocracy (2006), portrait acide d'une Amérique débile après cinq cent ans de junk-food, de télé et de démagogie, dirigée par Dwayne Elizondo Camacho, «cinq fois champion du monde de catch, superstar du porno et président des Etats-Unis», qui a été le plus cité pour illustrer la popularité du milliardaire star de la téléréalité. Dans Machete Kills (2013), Charlie Sheen sabote le rôle immortalisé par son père dans A la Maison Blanche en version polygame à kalachnikov.

Jamie Foxx dans «White House Down…» On ne rigole pas avec le leader du monde libre. Photo Coll. Christophe L.

Avant eux, Hollywood avait déjà connu son lot de présidents sinistrement clownesques : du Merkin Muffle (Peter Sellers) de Dr Folamour à Jack Nicholson dans Mars Attacks!, caricature du démocrate trop soft prompt à donner une dernière chance quand le vilain chef martien verse une larme de crocodile. Sans oublier Hot Shot ! 2 (1993) et son président en titane liquide qui affronte Saddam Hussein à mains nues sur les bonnes vieilles règles du «premier qui meurt a perdu». Citons encore Billy Bob Thornton, beauf ivre de sa puissance dans Love Actually (film anglais, ça a son importance), et enfin Veep, dernier clou dans le cercueil du président incompétent. La présidente Selina Meyer n'est ni divine ni maléfique, juste nulle et carriériste, à l'instar de ses adversaires, tous genres confondus. Pour David Mandel, en charge de la dernière saison, «Selina est autant Trump qu'Hillary». Gregory Frame y voit «la fin de l'illusion de toute puissance. Désormais, dans les séries, c'est l'entourage du président qui crève l'écran, car il n'est plus celui qui gère la boutique».

(1) Martin Sheen dans A la Maison Blanche.
(2) Bill Pullman dans Independence Day et sa suite (1996 et 2016).
(3) Kevin Spacey dans House of Cards.
(4) Gene Hackman dans les Pleins pouvoirs (1997).
(5) Ed. Armand Colin, 290 pp., 12,99 €.
(6) University Press of Kentucky (2003).
(7) Ed. Peter Lang (2014).

LUNDI : SERIAL CHERCHEUR D'EMPLOI