Gogol n'était pas particulièrement mielleux avec ses compatriotes russes, si l'on considère qu'il les a souvent peints comme une sombre tripotée de vicieux clowns vénaux, ignares et corruptibles. A fortiori dans son grand roman mephisto-friendly les Ames mortes (1842) que l'on résumera ainsi : Tchitchikov, sorte de jeune start-upper ambitieux, se félicite d'avoir eu l'idée du siècle en montant une OPA sur les morts. En effet dans l'Empire russe des années 1820, l'impôt foncier dépendait du nombre de serfs vivants. Des coquinous eurent alors l'improbable idée d'acheter pour rien des titres de propriété de serfs décédés mais non encore recensés comme tel par l'administration. Juteuse idée. Mais c'était sans compter sur le fait que, dans les Ames mortes, les vendeurs potentiels sont encore plus malhonnêtes que Tchitchikov. Donc, tout cela finira mal. Pour Tchitchikov comme pour Gogol qui, accusé de russophobie, se désespérera de voir sa farce métaphysique réduite à une pure critique socio-politique
A quelques décennies d'écart, l'auteur peut donc remercier le tonitruant metteur en scène Kirill Serebrennikov de n'avoir pas, d'une part, surligné au stabilo la dimension «critique de la Russie de Poutine» (la lecture politique s'invite d'elle-même) et de s'être, d'autre part, radicalement éloigné de tout réalisme psychologique pour extirper des Ames mortes son burlesque le plus venimeux. Sur scène, la dernière fois qu'on avait vu un ersatz d'humanité aussi crasse, monstrueux et pathétique, c'était dans le très expressionniste May B de Maguy Marin, inspiré de l'univers de Samuel Beckett. Il faut ici soustraire la mélancolie, ajouter de l'acide, du délire gaguesque et des travestissements en chaîne pour se faire une idée du bordel baroque flanqué à cent à l'heure par les dix acteurs, tous masculins.
On n'est pas obligé de tout montrer au théâtre. Pas besoin d'utiliser une chaise pour signifier une chaise. C'est enfantin, une règle de base. Mais c'est pourtant trop rare de voir, comme dans cette excellente adaptation des Ames mortes, l'inventivité avec laquelle un artiste peut explorer toute la palette qui mène de la figuration à l'évocation, la dextérité avec laquelle un acteur peut se métamorphoser, presque à la même seconde, en enfant puis en chien puis en enfant qui regarde le chien. Dans le cube sans issu qui sert de décor à ce cabaret des monstres, les acteurs dessinent un espace loufoque et maximaliste où les frontières censées délimiter le passage d'une scène à l'autre, d'un personnage à l'autre se déforment et se repoussent jusqu'au tournis. Et quand le manège s'arrête, les masques sautent. Sauf que derrière il n'y a aucune chair, juste le néant.
Les Ames mortes, de Nikolaï Gogol, mise en scène Kirill Serebrennikov. Le spectacle était présenté jusqu'au 23 juillet au Festival d'Avignon.