Trop rares sont les occasions de voir un spectacle parisien «perturbé» par des cris de mouettes, ou des pigeons en train de se chamailler dans l’épais feuillage d’un marronnier, pour ne pas traîner ses espadrilles, ces soirs-ci, du côté du Centre culturel irlandais. Sur les coups de 20 heures, l’ancien séminaire pour étudiants est fermé. En revanche, sa grande cour intérieure, elle, sert de refuge providentiel au festival Paris Quartier d’été.
La semaine dernière, les danseurs Joseph Nadj et Dominique Mercy y redonnaient une version vespérale de leur Petit Psaume du matin, créé en 1999. Place maintenant à l'autrement tonique Smashed, de la compagnie anglaise Gandini Juggling. A savoir une heure de «cirque» brindezingue où, à partir d'un hommage à Pina Bausch - conçu juste après le décès de la chorégraphe allemande, en 2009 -, sept hommes et deux femmes d'allure un peu stricte envoient tout valdinguer : passe encore, quand il s'agit de ces dizaines de pommes avec lesquelles, en solo, duo, trio, etc., la fine équipe jongle avec aisance. Mais quand vient le tour des chaises et de la vaisselle, on compatit pour les techniciens qui, après les saluts d'usage, devront donner du balai et de la serpillière.
Pièce jubilatoire consciencieusement saccagée, Smashed ne s'interdit pas pour autant de poser quelques questions sur l'état de forme de la société : coups fourrés, alliances opportunistes, rivalités, relations de séduction et lignes de fracture inavouables (plusieurs fois, le seul Noir de la troupe se retrouve mis au ban) jalonnent des numéros au cordeau qui ne fonctionnent pourtant jamais mieux qu'à travers l'étroite complicité unissant la troupe autour de son fondateur, Sean Gandini.
Espiègle
Divertissement savoureux où les oreilles sont également choyées (swing, doo wop, jazz, etc., la brocante exhume des joyaux de Brenda Lee, The Ink Spots, The Charioteers, jusqu'à l'apothéotique Farnace de Vivaldi), Smashed correspond à l'image qu'on a de Paris Quartier d'été : un festival réfractaire aux carcans, inventif, espiègle et raffiné qui, entre autres (hors) pistes, vient aussi de transformer les habitants d'un grand ensemble de 240 appartements du XVIIIe arrondissement parisien en acteurs d'une performance imaginée par l'artiste Anna Rispoli. Ou qui, dans sa dernière ligne droite, début août, revisitera les vingt minutes du Duo2015 de William Forsythe, à l'église Saint-Eustache.
Pensé en 1990 par Jack Lang, alors ministre de la Culture, à l'attention de celles et ceux qui ne partent pas en vacances, Paris Quartier d'été n'a eu à ce jour qu'un seul directeur, Patrice Martinet. Mais, quelque 300 lieux investis (dans Paris intra-muros, mais aussi dans les banlieues mal loties - Nanterre, Villepinte, Villetaneuse…) et 2 500 représentations (souvent gratuites) plus tard, celui qui est également à la tête du Théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet (qui rouvre fin septembre, après un an de travaux de rénovation) s'apprête à passer la main. En 2017, Stéphane Ricordel et Laurence de Magalhaes, les directeurs du Théâtre Monfort (Paris XVe), prendront le relais. Une grande page du spectacle vivant se tourne, à l'instar de Chalon-dans la rue, où Pedro Garcia vient de boucler un mandat de treize ans (lire Libération du 25 juillet). Bien qu'étant toujours resté contractuellement «licenciable du jour au lendemain, sans indemnités», Patrice Martinet, lui, en a fait pile le double.
«Successeurs»
Des vingt-sept éditions dont il gardera une «immense nostalgie», il dit sobrement «mission accomplie», s'estimant «heureux et fier d'avoir, avec une équipe soudée, mené à bien un projet auquel personne ne croyait, y compris au sein même du cabinet du ministre». Derrière le satisfecit, Patrice Martinet, qui souhaite «sincèrement succès et plaisir à ses successeurs», assure cependant tourner la page sans regret, tant, selon lui, le contexte s'est détérioré au fil du temps. «A l'inverse des années 90, où tout semblait possible, aujourd'hui, il y a moins de moyens et bien plus de contraintes, estime le futur ex-directeur, citant en exemple le souvenir du «cirque Romanès installé un mois durant dans le jardin des Tuileries, dont on avait les clés, alors que maintenant, on peut juste y déposer du matériel entre 7 heures et 8 heures, point barre».
Plus globalement, Patrice Martinet déplore la «perte de goût du risque de mandants qui, ministère comme Ville de Paris, ne prennent même pas la peine de se déplacer quand on illumine une barre d'immeuble» - un e allusion à l'installation d'Anna Rispoli. Et, lassé par des interlocuteurs pour qui «l'art n'est plus un véritable enjeu, et la culture, un simple élément de politique sociale», regrette de ne pas avoir réussi à organiser en 2000 un «bal des centenaires», ou transformer le périphérique en gigantesque anneau ponctuellement offert à des groupes de rock. Un jour de 1993, en revanche, l'Opéra Garnier a bien été rempli d'un public en grande majorité africain, le temps d'un concert de Youssou N'Dour. Et Patrice Martinet, submergé par l'émotion, se souvient en «avoir éclaté en sanglots».