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Libération
Les pages jeunes

Popotame, docteur contre les préjugés

Une réédition des «Cures merveilleuses du Docteur Popotame», publié en 1927 par Léopold Chauveau, chirurgien devenu artiste anticolonialiste.
Images extraites de «Les cures merveilleuses du Docteur Popotame» de Léopold Chauveau. (éditions MeMo)
publié le 9 décembre 2016 à 13h39

Attiré par le format à l'italienne et l'élégance du dessin à l'encre noir, on avait commencé à feuilleter les Cures merveilleuses du Docteur Popotame, et même à sourire devant les aventures de ce chirurgien de la savane opérant avec plus ou moins de bonheur les autres animaux… Quand, soudain, au détour d'une phrase un mot que l'on ne voit plus a surgi: «nègre». Ouille.

Dans un ouvrage, qui plus est pour enfants, en 2016, cela pique les yeux. Bien sur, cet album n’est pas tout à fait contemporain. Il a été publié pour la première fois en 1927 par Léopold Chauveau, chirurgien de formation, qui, après la Grande Guerre, devint artiste et conteur. A une époque où ce terme était courant et où le concept de négritude n’avait pas encore été inventé pour renverser son sens.

La question de conserver ce vocabulaire,

«nègre»

, s’est posée, reconnaît Yara Nascimento, des éditions MeMo.

«On l’a gardé à cause des convictions de l’auteur, qui était anticolonialiste»

, explique-t-elle. Dans l’ouvrage, en effet, le

«nègre»

n’est jamais présenté négativement, pas comme dans

Tintin au Congo

(1931). C’est, au contraire, le Blanc qui est le grand méchant, celui qui brise l’harmonie du pays des éléphants. Là où dans Babar, créé en 1931, Célesteville singe la civilisation occidentale, le docteur Popotame et les autres animaux ne veulent pas changer leur mode de vie. Dans une des histoires, intitulée

«Les méfaits de l’homme blanc»

, Tobi l’éléphant explique, longuement, au docteur Popotame :

«Avec les nègres ça ne va pas plus mal. De temps en temps comme toujours ils achèvent un éléphant à moitié mort de vieillesse, un hippopotame poussif – il faut bien que chacun se nourrisse ! On ne peut pas leur en vouloir. Ils nous mangent jusqu’à la moelle des os, et nous avons au moins la satisfaction de servir à quelque chose. Rien ne se perd ! Mais les Blancs ! Avec leurs fusils perfectionnés ils nous massacrent sans choix ni distinction ! […] Souvent même ils ne mangent rien du tout, sont contents, disent-ils, d’avoir tiré un beau coup de fusil et nous arrachent les dents.»

Pour lutter contre eux, les animaux décident de les asperger de peinture noire indélébile, considérant que c'est la couleur de peau qui fait la bonté. Léopold Chauveau, en les inversant, se moque ainsi des préjugés racistes de son époque. En postface, la conservatrice Michèle Cochet estime qu'«après Macao et Cosmage, d'Edy-Legrand, paru à la NRF en 1919, [les cures merveilleuses du Docteur Popotame], récit littéraire très subversif, précurseur d'un courant contre le racisme et le colonialisme, très minoritaire à cette époque, ouvrit la voie à Baba-Diène et Morceau-de-sucre, écrit dix ans plus tard par son ami de longue date, Claude Aveline, avec lequel il partageait une même vision humaniste.»

Alors qu'aux Etats-Unis, un énième débat a été engagé sur la récurrence du mot «nègre» dans les œuvres d'Harper Lee et Mark Twain, les contes de Léopold Chauveau méritent donc d'être mis dans les mains des bambins avec un minimum d'explications. «En France, il y a beaucoup de médiateurs du livre, juge Yara Nascimento. Les enfants se retrouvent rarement confrontés à un album sans contexte. Et pour ce qu'on appelle les livres du patrimoine, on ne veut pas éviter ces questions et ce débat.»

Au-delà de cette affaire, Léopold Chauveau se révèle être un conteur hors pair. Ses histoires sont décalées, drôles, absurdes et satiriques avec nombre de mots-valises et ce soupçon de cruauté que l'on retrouve dans les fables orales et anciennes en Europe et Afrique. Créé en hommage à son fils Renaud, mort à 12ans de l'appendicite et qu'il n'avait pas pu sauver, le docteur Popotame est une sorte de super-médecin qui sauve presque tout le monde avec parfois des effets secondaires. Il fait repousser la queue d'un éléphant, par exemple, en lui faisant manger des écrevisses, mais, du coup, le pauvre animal se retrouve à marcher en arrière. Dans une autre histoire, un phoque, admiratif d'un ours blanc, se fait manger, et, dans une réinterprétation de Perrault, les habitants d'un village enlèvent chaque année les dents d'un ogre qui, sinon, dévore tout le monde. Le poète et illustrateur Roland Topor disait de Léopold Chauveau qu'il était un «génie méconnu»: c'est une belle occasion d'entrer dans son œuvre.