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Libération
Du genre classique

Gustavo Dudamel s'apprête à faire valser les Viennois

Cette année, l'inamovible rituel exhumatoire de l'œuvre straussienne est dirigé par le bouillonnant chef vénézuélien de 35 ans.
Gustavo Dudamel lors d'une répétition du concert du Nouvel An, le 30 décembre à Vienne. (Photo Herbert Neubauer. AFP)
publié le 31 décembre 2016 à 17h54

Une surimpression du Danube charriant sa légende sous un soleil hivernal. La silhouette du château de Schönbrunn en contre-crépuscule d'un soleil couchant rose orangé. Les parterres de fleurs de San Remo qui ne sont plus de San Remo. Des Autrichiens en smoking battant des bras à l'écoute d'une demi-intégrale Strauss. Oui, il s'agit bien de la retransmission télévisée du Concert du Nouvel an, à Vienne, au Musikverein, le 1er janvier à 11 heures. Un moment au temps suspendu : répertoire, public, décor… tout y est immuable, éternellement cadencé comme les trois noires de chaque mesure de valse. Même les blagues semblent inscrites sur les partitions.

Cette année, pourtant, la donne est différente. La prestigieuse direction de l’Orchestre philharmonique de Vienne a été confiée au Vénézuélien Gustavo Dudamel, 35 ans. L’âge, évidemment, est anecdotique… mais c’est tout de même deux fois moins que son prédécesseur, le Letton Mariss Jansons (73 ans). L’encore précédent chef, l’Indien Zubin Mehta, avait 78 ans pour le concert de 2015. A vrai dire, Dudamel est le plus jeune chef invité depuis 1939, date du premier concert du Nouvel An dans la salle du Musikverein.

Les Strauss, valeur en hausse

Le Concert du Nouvel An est une messe implacable à la mémoire de la valse, de la polka, de la marche et de la descendance Strauss. Johan Strauss (1804-1849) et ses fils le turbulent Johan Strauss II (1825-1899), Josef Strauss (1827-1870), Eduard Strauss (1835-1916)… tout ce qui est straussien viennois du XIXe siècle (à ne pas confondre avec Richard Strauss, allemand du XIXe-XXe) est célébré dans ces concerts qui tiennent du rituel résurrectionnel pour seniors.

Le répertoire varie d'une année à l'autre, mais certains jalons de programme sont aussi granitiques que la pierre noire de 2001 l'Odyssée de l'espace, où d'ailleurs le vaisseau spatial flottait au son du Beau Danube bleu de Johan Strauss II (et aussi d'Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, qui n'a donc rien à voir). On entend à tout coup dans ces concerts le Beau Danube bleu, encore lui, dans une version d'une dizaine de minutes coupée par des applaudissements, le finale avec la Marche de Radetski… auxquels s'ajoutent des particularités de l'année.

Pour 2017, en termes de programme, les inédits seront un extrait d’une opérette de Franz Lehar et un morceau du compositeur français Emile Waldteufel en ouverture. Mais aussi, en termes de redistribution financière, une partie des revenus de ce millésime ira à des œuvres caritatives au profit des migrants. Ce qui est toujours bon à prendre dans une Autriche qu’on s’attend tous les six mois à voir basculer du côté de l’extrême droite.

Autre originalité 2017, plus mineure, les musiciens du Philharmonique de Vienne étrenneront dimanche de nouveaux costumes, dessinés par Vivienne Westwood et son mari d’origine autrichienne, Andreas Kronthaler.

L'engouement que ce concert suscite est tel que deux autres représentations sont données durant le week-end. La salle dorée du Musikverein, avec ses 1 750 places, est trois fois pleine, les tickets s'arrachant jusqu'à 1 000 euros pièce. Son rayonnement médiatique, lui, s'étend à 93 pays pour une audience estimée à 50 millions de personnes. Et, une semaine après le concert, Sony Classical mettra en vente le CD et le DVD de la représentation du 1er janvier à 11 h 15 (par ailleurs retransmise en direct sur France 2 et France Musique).

L’incandescence d’un chef

Gustavo Dudamel est un chef d’orchestre vénézuélien. Né dans l’Etat pauvre de Lara, il a commencé à étudier le trombone et le violon à 10 ans dans une des classes Sistema du musicien et pédagogue Jose Antonio Abreu. Et le parcours du petit prodige est pour l’instant indissociable de ce programme de formation musicale et sociale dispensé depuis 1976 au pays de Bolivar. Son principe est de faire travailler les élèves directement sur la matière musicale, par la pratique donc, et en masse (plus de 250 000 jeunes participent aujourd’hui à Sistema, dans 371 centres académiques et 300 orchestres de jeunes, précise le site du programme). La portée sociale de Sistema est évidente : les formations sont aussi un moyen d’éduquer des enfants défavorisés, qui peuvent commencer les cours dès l’âge de 2 ans, et de leur permettre de sortir de leur milieu grâce à la musique.

C'est le cas de Dudamel, qui s'est révélé, à 12 ans, chef talentueux et a pris la direction musicale du Simon Bolivar Youth Orchestra, la phalange de ce programme éducatif. «El Sistema est un symbole de liberté. Dans mon pays, à un certain moment, les musiciens n'avaient plus la possibilité de pouvoir s'épanouir artistiquement. [En 1975], il y avait seulement un orchestre à Caracas. Quel avenir pouvaient avoir ces jeunes? Ils n'étaient pas libres de grandir. El Sistema va plus loin que les histoires de politique», explique Dudamel dans une interview donnée fin novembre à El Pais et publiée en France par le Figaro.

Dudamel a ensuite remporté le premier prix de direction Gustav-Mahler en 2004, a signé un contrat d'exclusivité avec Deutsche Grammophon l'année suivante, est passé par l'Orchestre symphonique de Göteborg et est depuis 2009 le directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Los Angeles. Dudamel a aussi inspiré le personnage du chef Rodrigo dans la série Mozart in the Jungle, soit la caricature de l'artiste fantasque, génial, imprévisible mais si humain.

Versant viennois, cet ancien assistant de Sir Simon Rattle a aussi déclaré dans une conférence de presse «pouvoir gagner le paradis en paix» après une écoute du Beau Danube bleu par le Philharmonique de Vienne. Tant de chefs septuagénaires ont été galvanisés par Strauss à Vienne, lui veut y mourir. Fantasque.

Une année qui promet

Il n'y aura pas de choc entre l'orchestre et le chef vénézuélien, qui se connaissent bien. Dudamel a déjà dirigé 46 fois le Philharmonique de Vienne, avec lequel il vient de sortir un disque Moussorgski (Tableaux d'une exposition) pour Deutsche Grammophon. Andreas Großbauer, président du Philharmonique viennois et premier violon, a expliqué «avoir encore dans l'oreille le cri» de joie de Dudamel lorsqu'il l'a appelé pour lui proposer la direction de l'orchestre pendant cette manifestation, relate l'AFP. «Je serai votre cavalière - Vous serez les élégants gentlemen et je vous suivrai», a décrit Gustavo Dudamel à propos du concert de dimanche. On n'est pas plus poli.

En revanche, il y aura un contraste évident avec la salle et la tradition. Même Carlos Kleiber, chef éternellement jeune dans la fougue et la vision, n'avait conduit cette manifestation qu'à 59 ans. Au pupitre, il y aura cette année la juvénilité trentenaire de Dudamel, au bord de la transe avec un langage corporel très appuyé. Impossible de ne pas y voir un parallèle avec la façon dont Wagner décrivait les directions de Johan Strauss II au XIXe siècle. Impossible de ne pas y voir un nouveau symbole du rajeunissement de la musique classique.

Trois jours après les bébés classiques venant s'affronter sur petit écran dans les Prodiges, c'est donc un nouveau novice qui prendra le relais, ce dimanche à 11h15, dans une retransmission culte rassemblant une grande partie des mélomanes internationaux, culte aussi par son caractère poussiéreux. Dudamel viendra certainement y incorporer un brin de fougue made in Sistema. Il est d'usage que pour la Marche de Radetski les spectateurs conduisent eux-mêmes l'orchestre, de mèche avec le chef qui s'en amuse et leur inflige quelques blagues. Toute la bonne société viennoise se mettant en tête de soudain diriger le Philharmonique de Vienne, c'est déjà une victoire de l'esprit Sistema.