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Sexisme

Cinémathèque française : une rétrospective Dorothy Arzner au parfum rétro-macho

La vénérable institution voulant mettre à l’honneur une réalisatrice, fait rare, se prend les pieds dans le tapis et continue de démontrer la phallocratie ambiante dans le milieu du cinéma.
Frederic March et Ruth Chatterton dans «Sarah et son fils», de Dorothy Arzner, 1930. (Photo Cinémathèque française)
publié le 24 février 2017 à 12h30

Depuis quelques mois, un vent glacé souffle dans les allées du jardin de Bercy, et se faufile dans les couloirs d’une institution culturelle : la Cinémathèque française. N’en déplaise à la modernité de sa façade, toute de rotondités et d’angles audacieux, la structure n’en finit pas de s’embourber dans des polémiques d’un autre âge.

Il y a un an déjà, en janvier 2016, la maison du septième art, fondée en 1936, recevait en pleine face le coup de gueule de ses travailleurs précaires, agents d'accueil corvéables, sous-traités par l'agence Ceritex. D'autres griefs s'ajoutent à ce triste constat sur des considérations sociales. C'est la place que la Cinémathèque réserve aux femmes créatrices dans sa programmation.

Le site BuzzFeed a fait les comptes : depuis 2005, seules six rétrospectives ont été consacrées à des réalisatrices. Sur 305 programmations, 22 l'ont été au profit de femmes (versus 283 pour des hommes et/ou des thématiques générales). Sur les 18 expositions qui ont eu lieu à Bercy, aucune n'a été consacrée à une femme.

En février 2016 déjà, le collectif féministe La Barbe avait cloué au pilori le directeur sortant, Serge Toubiana, qui, à l'occasion de son discours de départ, n'avait cité presque exclusivement que des hommes tout en louant l'institution d'avoir «dessiné une étonnante cartographie du cinéma mondial, vivante et excitante». Une prouesse que le groupe militant avait saluée d'un cynique : «Bravo, hourra. La Barbe flotte fièrement au vent et acclame Serge Toubiana pour sa vision d'un art, et au-delà de toute une société.»

L'actuel directeur, Frédéric Bonnaud – sollicité, il ne nous a pas répondu – avait quant à lui exprimé son opinion pour le moins rétro en citant Truffaut («le cinéma c'est de l'art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes») lors de son discours d'investiture. Comme son prédécesseur, il avait également énuméré un chapelet de noms masculins censés condenser ce que le septième art a de meilleur, au cours de sa première interview à la tête de la Cinémathèque.

Face à la polémique pourtant, il s'est plaint à BuzzFeed de faire les frais d'un mauvais procès. «Ce n'est que le reflet de l'histoire du cinéma mondial, qui a été incroyablement machiste.» Il évoque aussi que «la Cinémathèque est une institution patrimoniale. […] Si vous regardez l'histoire du cinéma, il est évident que de manière extrêmement massive, pour des raisons sociales, culturelles et de domination masculine, il y a eu infiniment plus de cinéastes ou de producteurs hommes que femmes». Un argumentaire léché qui se trouve malgré tout contredit par une sortie récente du directeur des programmes, Jean-François Rauger, qui, en 2016, avait tout simplement justifié au site Cine-Woman : «Mes choix sont masculins car ils sont subjectifs.»

Une rétrospective gâchée

L'honneur aurait pu être sauf à l'occasion du dévoilement de la nouvelle saison 2017. En effet, la Cinémathèque propose, du 22 mars au 9 avril, une rétrospective consacrée à une grande figure de l'Hollywood des années 30 : Dorothy Arzner. Hélas, le texte de présentation de la manifestation, signé par le journaliste Philippe Garnier, ancien de Libération, gâche la fête.

On peut y lire que le cinéma est «un métier réservé aux hommes». Si l'on peut admettre que cette assertion soit de l'ordre du regret, la suite du propos ne laisse pas de place au doute. En effet, les raisons que le journaliste invoque pour expliquer la «longévité» de la cinéaste n'ont rien à voir avec son talent. Il cite en premier lieu son extraction sociale («Elle était riche – ses parents possédaient une chaîne de restaurants –, et pouvait se permettre d'envoyer paître ses employeurs»), puis son entregent : «Elle faisait aussi partie de ce réseau féminin important et bien payé qui était la fondation du cinéma muet et du début du parlant.» Drôle de façon de saluer le talent d'une artiste dont on fait une rétrospective.

Mais il y a plus grave, le journaliste balaye dédaigneusement ce qu'il nomme «les récentes tentatives pour en faire une secrète héroïne du combat féministe», et enfonce le clou quelques lignes plus loin : «Comme on pouvait s'y attendre, Arzner a été récupérée par les universitaires («gender studies») et les lesbiennes militantes. Des rétrospectives ont eu lieu (Créteil [Le Festival des femmes de Créteil, ndlr], et plus récemment le festival Lumière à Lyon). Mais non seulement ce serait réduire son cinéma à l'anecdotique que de chercher les signaux d'initiées, ce serait aussi un contresens.»

En faisant fi du contexte de l'époque, le journaliste salue le fait que l'artiste ne se dise pas «lesbienne» : «[elle] a vécu en couple avec la même femme pendant trente ans (Marion Morgan, qui a écrit deux films pour Mae West), et […] vivait sa vie sans faire de vagues.» Philippe Garnier termine son texte par une chute en queue de poisson, en réussissant la prouesse de comparer la réalisatrice à son élève, un homme : «Arzner, peut-être découragée, arrêtera la mise en scène en 1943 pour plus tard enseigner à UCLA (son élève le plus célèbre étant Francis Ford Coppola). Comme lui, elle n'avait pas sa pareille pour induire l'empathie pour ses personnages, quoi qu'ils vaillent.»

Une position très dangereuse, selon William J. Mann, professeur d'histoire à la Connecticut State University, auteur d'une riche étude sur la place des personnes gays ou lesbiennes dans l'histoire d'Hollywood (Behind the Screen: How Gays and Lesbians Shaped Hollywood, 1910-1969). L'universitaire considère que «le féminisme et l'identité lesbienne de Dorothy Arzner sont essentiels dans ce qui constitue sa personne et son travail de réalisatrice». Il renchérit : «L'auteur de cet article révèle son préjugé quand il écarte cavalièrement les études de genre et jette sur le papier des expressions comme ″lesbiennes militantes″. Ce ne sont pas ceux qui considèrent l'entièreté d'une expérience, ce qui inclut la sexualité et le genre, qui ont un problème ici. C'est ceux qui choisissent de ne pas prendre en considération le fait qu'ils ont un impact sur la vie et le travail d'une personne, qui choisissent de s'accrocher à des formules anciennes». Attristé, il conclut : «C'est un jugement myope et éculé du XXe siècle, qui n'a pas lieu d'être dans une réflexion sérieuse actuelle.»

«Un milieu marqué par les inégalités femmes/hommes»

Ce texte a également consterné la militante cinéphile Manon Enghien, qui a expliqué dans une tribune publiée sur le blog Le Genre et l'écran que par ce texte, «la Cinémathèque française organise la rétrospective d'une réalisatrice pour mieux la dévaloriser». Elle rappelle combien le texte, tout en balayant les travaux des études de genres «d'un revers de main», n'apporte pas pour autant une approche esthétique de l'œuvre de Dorothy Arzner, mais démontre au contraire un «désintérêt pour l'œuvre». «De l'œuvre de la plus prolifique réalisatrice de l'âge d'or d'Hollywood, il ne semble fasciné que par une scène : Ruth Chatterton dans Anybody's Woman (1930) : ″Cuisses ouvertes sur négligé, caressant son ukulélé.″ De Dorothy Arzner, il ne retient dans le fond qu'une chose : elle faisait au mieux avec les scénarios, les budgets et les castings qu'on lui imposait. En gros elle n'a rien d'une auteure.»

Manon Enghien fait mouche en rappelant l'opinion du journaliste sur le cinéma d'Arzner. Philippe Garnier avait publié en 2003 dans Libération : «Aussi intéressante soit elle comme femme, Dorothy Arzner est frustrante comme auteur de film […] son cinéma sent le renfermé. Il est théâtral, sans raideur, parce qu'elle est bonne avec les acteurs ou plutôt les actrices, puisque les hommes sont laissés à leur triste sort, soit idiots, inutiles, alcooliques, pathétiques, ou tout ça à la fois.» Une opinion générale qu'a pourtant choisie la Cinémathèque pour l'écriture du texte de présentation d'une rétrospective qui se voulait historique.

«Le milieu du cinéma est très marqué par les inégalités femmes-hommes en termes de pouvoir, de salaires, et de subventions. Il règne aussi un sentiment d'impunité de la part des décideurs. On le voit avec l'affaire des césars et de Polanski. Je trouve cela d'autant plus grave [dans le cas de la Cinémathèque, ndlr] qu'il s'agit d'argent public, déclare la cinéphile à Libération. Heureusement, la mobilisation des féministes permet parfois d'ouvrir les yeux sur des situations choquantes. Je pense que le public a bien compris qu'il n'était plus possible au XXIe siècle d'omettre à ce point les réalisatrices de notre histoire.»