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Libération
Les pages jeunes

Antoine Dole, sentimentalement vôtre

Chaque semaine, «Libération » fait le point sur l'actualité du livre jeunesse. Ce vendredi, le roman pour ados «Naissance des coeurs de pierre».
(DR)
publié le 20 octobre 2017 à 12h11

Les émotions, les sentiments, circulent naturellement dans les romans, a fortiori quand il s'agit de romans pour adolescents. Dans Naissance des cœurs de pierre, les mouvements intérieurs ne sont pas seulement le sujet : ils sont l'enjeu. Il n'est plus question d'aimer, de ressentir, de vibrer. C'est interdit. Nous sommes dans le Nouveau Monde, par opposition à l'Ancien, où rien n'allait. Ici, la répartition en zones rend la circulation fluide, il n'y a aucune décision à prendre : par exemple, en zone 2 on travaille, en zone 5 on (sur)vit, en zone 7 on est chez les fous et les vieux. En classe de «savoir», Jeb l'a appris : «Les émotions sont ce qui nous isole du reste du groupe. Elles sont dangereuses.» Jeb, 11 ans, est l'un des deux héros du roman d'Antoine Dole. L'autre est une fille, Aude, qui entre au lycée. Son histoire alterne avec celle de Jeb. Dès l'arrivée, ça se passe mal, passer en seconde s'avère un cauchemar. «Les yeux fixés sur le monde alentour, la déchirure est totale quand elle réalise à quel point elle y est seule.»

Quand nous faisons la connaissance de Jeb, il n'en mène pas large. Sa mère, Jiline, l'emmène recevoir une injection d'un genre spécial, c'est comme un rite d'initiation qui marque l'entrée dans le monde adulte – ici, on dit «la communauté». Après l'injection, lui promet sa mère, il ne ressentira plus rien. Plus jamais mal au ventre, plus jamais des nœuds partout et des frissons des pieds à la tête. «Les cœurs de pierre pèsent si lourd que quand on en a un dans la poitrine, on arrête d'avancer. Tout devient immobile. On n'est plus ni vivant ni mort. Jeb sera l'un des organes du Nouveau Monde Utile. Fonctionnel. Rien d'autre.» Encore faut-il être digne de recevoir l'injection. Soumis au test de vérité, Jeb n'a aucune chance. Trop émotif. Il lui faudra passer par une série d'analyses et de prises de sang, un stage qui ressemble fort à un parcours de tortures dans un camp, avant d'être reconnu apte au service. Et là, soudain, la mécanique totalitaire se grippe.

Trait réaliste

On ne plaisante pas, dans l'univers d'Antoine Dole. C'est l'auteur qui a imaginé, sous le nom de Mr Tan, les transgressions drolatiques de Mortelle Adèle. Romancier, il n'hésite pas à souligner d'un trait réaliste les attachements comme les détresses. Il ne transige jamais. Un mot sur la mère de Jeb, Niline. Son fils tente en vain de la ramener de son côté, du côté des âmes sensibles. Il n'y peut rien : il l'aime, et il espère que, quand même, elle l'aime un peu. «Malgré les comprimés, certaines émotions restent perceptibles chez Niline, pour qui veut bien les voir.»  Mais Niline est prête à tout, et même le pire, pour ne pas souffrir.

Du côté d'Aude, ça ne va pas fort non plus. Elle a tellement soif d'amour qu'elle s'éprend du premier adulte qui lui parle gentiment. Ne doit-elle pas se méfier du «méchant ogre affamé qui porte une gueule d'ange» ? A la fin, les deux trajectoires d'Aude et de Jeb se rejoindront, mais on est tellement pris par l'intrigue qu'on est surpris par le dénouement, on n'est pas prêt. Un lecteur de romans a rarement un cœur de pierre.

Naissance des cœurs de pierre, d'Antoine Dole. Actes Sud Junior, 150 pp., 14,50 €. A partir de 14 ans.