Il y a dans Vivre ne nous regarde pas, le livre que la critique Murielle Joudet consacre à Isabelle Huppert, un formidable passage sur la rivalité très documentée entre la comédienne et sa consœur Isabelle Adjani. Un passage qui en vient à donner une clé de l’énigme Huppert, comédienne qui, à 65 ans, n’en finit pas de conforter sa place au pinacle du cinéma français et de laisser les autres actrices barboter loin derrière elle. «Isabelle Adjani prouvera qu’elle est une chair à cinéma, écrit Joudet, comme on parle de chair à canon, qui se consume, se dévitalise, s’effrite et se vide de sa substance à force de s’imprimer sur la pellicule. Une actrice dont le génie est de n’apparaître que dans l’épuisement, dans des prouesses dont elle ne se remet jamais vraiment. A l’inverse, Huppert prélève son énergie des films, de la démultiplication des rôles et de son image. Elle ne se donne pas, ou a une façon de se donner qui consiste à se garder en réserve, à donner parcimonieusement des bouts de soi aux cinéastes.»
Fulgurances
Huppert en créature de jeu vidéo se relevant toujours plus forte de ses mésaventures, c'était la belle trouvaille du Elle de Paul Verhoeven. Joudet parfait l'idée en y ajoutant la composante de vies bonus prélevées à même le matériau filmique. La conclusion qu'elle livre de cette affaire (les deux actrices incarnent «deux manières d'être au monde et au cinéma, et de poser une question différente à sa vocation : Huppert, comment durer ? Adjani, pourquoi durer ?») est le genre de fulgurances qui font l'intérêt de son livre. Vivre ne nous regarde pas n'est pas une biographie de la comédienne, ni une étude de son jeu d'actrice, et ne fait d'ailleurs montre d'aucun accès privilégié à la star - hormis celui, peut-être le seul qui compte, offert par sa manière de traverser un demi-siècle de cinéma. Joudet décortique certes ses interventions à quelques remises de prix, mais c'est avant tout la créature de cinéma, uniquement en ce qu'elle existe sur écran, qui l'intéresse. Une manière en biais que l'on pourrait résumer par cette phrase piochée dans le livre : «D'un film à l'autre les objets circulent, les vases communiquent, les films sont les épisodes d'une même série.»
Miettes
La série Huppert se déploie ici en 29 épisodes qui sont autant de films, dont le premier, Faustine et le bel été, aurait été déterminant selon Joudet. Un rôle minuscule, mais où Huppert, seule sur un banc, a cette phrase : «Tu n'as pas peur de t'ennuyer ?» Cette hantise de l'ennui habiterait ses futurs rôles, de la même manière qu'incarner dans la Dentellière une apprentie coiffeuse plaquée l'aurait condamnée à l'enfer conjugal : «Le reste de sa filmographie n'en sortira pas indemne.»
Peu importe la valeur des films cités, ils sont convoqués pour ce qu'ils ont donné à Huppert (plus que le contraire, car cela est déjà entendu), afin de creuser le récit livré par sa filmographie. Parfois, des figurants reçoivent des miettes. Ses deux apparitions chez Jean-Luc Godard inspirent par exemple à l'auteure cette réflexion : «Godard profite de cette indolence qui caractérise Huppert pour suggérer que le rapport client/prostituée recoupe le rapport metteur en scène/actrice, car au fond, prostituée veut dire exposer, mettre devant, et cela correspond tout à fait au métier d'acteur. Lui seul semble entretenir et mettre en scène un rapport d'amour et de dégoût vis-à-vis de son médium et du simple fait de fabriquer des images.»