Patronne de boîtes de nuit, organisateur de soirées, DJ, créateurs et créatures, elles et ils, rois et reines sont les démiurges de nos nuits trop courtes pour s'en souvenir, trop longues pour être racontées. Libé part à leur rencontre cet été.
Elle court, elle court, et voilà ce qui arrive : une cheville tordue, trente minutes avant l'entretien. On découvre Albane Cleret, allongée sur le sofa de sa chambre d'hôtel, un pied en l'air recouvert de glaçons. «C'est la première fois en dix-sept ans de Cannes !» annonce-t-elle. On sent une fêlure psychique en plus de la douleur physique, doublée de l'agacement de celle qui aime tout contrôler. Deux jours avant la fin du Festival de Cannes, 72e édition, «Albane» est forcée de s'arrêter ou du moins de ralentir.
Trois étages plus haut se trouve l’immense terrasse («By Albane») de l’hôtel JW Marriott qu’elle transforme le temps du Festival en lieu éphémère de rendez-vous, déjeuners d’affaires ou dîners privés pour journalistes, équipes de films, producteurs et stars de cinéma. L’un des cœurs de son espace est un club très privé où pénètrent les seuls détenteurs d’une carte de membre qu’elle distribue à 350 bons clients en provenance des sphères du luxe, du cinéma et des médias. Elle connaît tout le monde et tout le monde aimerait la connaître quand le mois de mai approche. Femme de réseaux, le nerf de la guerre cannoise, Albane est devenue une figure incontournable de ce petit monde à l’isolement sur la Croisette pendant douze jours et douze nuits. Douze jours qu’elle prépare trois mois durant, et qui représentent 40 % de son chiffre d’affaires (4 millions d’euros en 2018).
Albane Cleret est heureuse de voir son portrait paraître dans Libération, mais elle est contrariée de figurer parmi les gens de la nuit. «J'aime pas la nuit, je déteste la nuit, assène-t-elle. Ça me fait même peur. J'aime la lumière, je suis une femme de jour. Je ne vois pas pourquoi on parlerait de moi la nuit. Je ne suis ni Régine ni Cathy Guetta !» Le message est clair : elle fait des affaires, pas de l'entertainment pour faire tourner les serviettes. Quoi qu'elle en dise, elle est encore celle chez qui le festivalier va pour boire un verre avec vue imprenable sur la Croisette. Son club fut longtemps une succursale de la montée des marches, où l'on pouvait croiser des célébrités en veux-tu en voilà, Brad Pitt et Leonardo DiCaprio (ils étaient encore chez elle la veille), Marion Cotillard et Guillaume Canet, Penélope Cruz ou Tarantino. Désormais, à force de périmètres interdits et d'un afflux de molosses et de gardes rapprochées, on a moins de chance de s'en griller une avec Robert Pattinson ou de faire un limbo avec Natalie Portman.
Dans la série «c'était mieux avant», il y a encore dix ans, on festoyait vraiment sur la Croisette dans des villas de rêve pour des fêtes de films ou dans des microclubs qui suintaient la débauche. C'était drôle et parfois glauque. Harvey Weinstein et son triste tableau de chasse en savent quelque chose. Le prédateur en chef venait de temps en temps chez Albane Cleret, qui assure que «Harvey ne s'est jamais mal comporté avec qui que ce soit». «Il serait sorti si ça avait été le cas, fait-elle savoir. Il n'y a jamais eu de démonstration obscène chez moi. De lui ou de quiconque.» En 2019, les soirées cannoises ressemblent à des afterworks du marché du film où on parle plus business que cinéma. C'est moins fou et tout le monde semble moins beau. Il y a des carrés VIP à l'intérieur d'autres carrés VIP et des sponsors partout. Albane Cleret fut l'une des premières à assumer le branding. «Mon lieu coûte un million d'euros, et vous vous doutez bien que ce n'est pas moi qui paye. Les partenaires amortissent les frais, en échange on leur donne de la visibilité. Les panneaux sont là, je n'ai rien à cacher. C'est un métier où on crée des univers, où on découvre de nouveaux talents. […] Je côtoie des agents, des réals, des acteurs depuis longtemps. Je parle avec eux comme je parle avec vous. Je suis plus intimidée par des grands patrons comme M. [Bernard] Arnault et des chercheurs, car je les admire, mais celle qui m'intimide le plus, c'est moi-même, vu que j'ai pas forcément confiance en moi.»
Lire aussi les autres portraits de notre série Lionel Bensemoun, le sens de la fête
Arnaud Crame, dur à queer
Elle a été élevée au sein d'une famille qu'elle décrit «bourgeoise» dans un petit village de Picardie. Son père, à la tête d'une entreprise de meubles, et sa mère, au foyer, recevaient déjà des artistes et des gens de lettres qu'elle observait avec envie. Petite, elle se destinait au piano. Pas très passionnée par les études, elle leur a préféré le Conservatoire Rachmaninoff. Elle quitte le foyer familial à 16 ans, peu de temps après la séparation de ses parents, pour faire une école de mode à Paris. Elle se forme chez Christian Lacroix et Hermès, puis change de bord et travaille pour une société d'organisation de salons de créateurs où elle apprend la construction d'espaces, ce qui lui servira bien plus tard. Au cours des années 90, elle rencontre une nouvelle génération de stylistes : Isabel Marant, Jérôme L'Huillier, Jean Paul Gaultier, Vanessa Bruno. Elle est débauchée par le couple Guetta et Hubert Boukobza pour les assister au club les Bains Douches. Elle gère leurs affaires dans la journée, enrichit encore son carnet d'adresses. La nuit lui aura donné ça : une entrée dans le show-business. Elle part ensuite à Londres avec le futur père de sa fille et monte son agence d'événementiel en 2001. Son premier fait d'armes, c'est l'ouverture, en 2002, du Jimmy'z sur le toit du Palais des festivals, qui fait la réputation lui collant toujours à la peau. Elle collabore ensuite avec Orange, gère leur plage la journée et son club le soir. Et finalement vole de ses propres ailes.
Albane Cleret a beau ne pas aimer la nuit, elle admet que dans ce contretemps où tout passe plus vite, les masques tombent et de vrais liens peuvent se nouer. Elle qui aime entretenir le mystère voit Instagram et le «direct live» permanent comme «une catastrophe». Avant de temporiser : «C'est le nouveau monde… Ça peut être formidable pour promouvoir des projets, défendre une bonne cause…»
Elle ne parle pas de politique, trop clivant, mais aimerait se rapprocher «du monde de la culture». Couche-tôt qui se lève tôt, elle dit chérir sa vie en solitaire, concentrée sur le travail. «On ne devient pas ce que je suis sans s'être battue. C'est moi qui ai voulu me mettre une pression hors-norme.» Elle a une fille de 17 ans. Et admet qu'il ne lui manque que l'amour : «J'ai eu beaucoup d'échecs sentimentaux. Les hommes ont parfois peur d'être avec des femmes qui ont du caractère et trop de pouvoir.» Elle change de voix selon les histoires qu'elle raconte, les fêlures, le bon temps, et rechigne un peu à dévoiler son âge, vivant le syndrome «âge réel, âge ressenti». «C'est un vrai problème : parfois j'ai 20 ans, parfois je suis une gamine de 12 ans.» Elle est née en 1972. A l'époque, son prénom était encore Carole : «J'en ai changé quand je suis arrivée à Paris.» Pour faire carrière et se faire un nom.