Le président Mitterrand se montre très soucieux de marquer son septennat par quelques grandes réalisations architecturales. Opéra de la Bastille, Jardins de la Villette, exposition Universelle de 1989, entre autres, font partie de ses projets et de ses préoccupations.
Depuis un an, le président soi-même, ainsi que le ministre de la culture Jack Lang, s’intéressent de fort près à un architecte américain d’origine chinoise, célèbre pour ses grandes réalisations aux États-Unis, I. M. Pei.
On dit même que, après l'avoir pressenti pour tous les projets précédemment cités, le président confierait personnellement à Pei, qui effectue de fréquentes visites en France et participe au Comité d'Organisation de l'Exposition Universelle, un de ses grands desseins. Avant la fin du septennat, le ministère des finances quittera ses locaux de rue de Rivoli et on pourra alors concrétiser le projet d'un « Grand Louvre », avec jardin et promenades. Maitre d'œuvres plus que probable sinon officiel pour des raisons diplomatiques envers les architectes français, Monsieur Pei.
S’il est célèbre aux États-Unis, Pei est quasiment inconnu en France en dehors des milieux professionnels. Le photographe Marc Riboud, son ami depuis vingt temps, nous parle de sa grande réalisation en Chine populaire : l’hôtel des Collines parfumées qui se veut le plus bel hôtel d’Asie, alliant classicisme et modernité dans une grande pureté de lignes.
Un bâtiment qui n’a pas manqué de soulever de vives polémiques dans une Chine rêvant de gratte-ciel et mal à l’aise face à la peinture contemporaine, même si elle est le fait de l’un des plus grands peintres abstraits d’origine chinoise, Zao Wou-Ki.
Le souci d'innover à partir des traditions, si cher à François Mitterrand, lui fera peut-être trouver en Chine un architecte américain pour Paris. Pourquoi pas? En effet, s'il se promène du côté des Collines parfumées, à 30 km à l'ouest de Pékin, il découvrira au creux d'un vallon un édifice austère, blotti comme une chartreuse dans une forêt centenaire et qui se veut le plus bel hôtel d'Asie. Mais il pourra surtout y apprendre l'histoire étonnante d'un fils de mandarin, revenu d'Amérique pour enseigner aux fils de Mao Zedong, la tradition chinoise dans l'art de construire. Et quelle tradition ! Les dynasties chinoises ont laissé l'empreinte la plus durable, la plus identifiable. De quelles racines plus profondes pouvaient rêver les constructeurs modernes pour y trouver inspiration? Et pourtant, en 1949, la première consigne de Mao fut d'éliminer toute influence du passé, de « couper les racines ». C'est ainsi qu'un record fut battu : celui de la laideur dans l'architecture, d'abord néo-stalinienne, puis si tristement fonctionnelle.
Après la mort de Mao, la Chine veut se moderniser, s’ouvrir aux visiteurs étrangers et hommes d’affaires, les accueillir et les impressionner. Une obsession gagne les responsables du régime aussi bien que les jeunes architectes : il faut à la Chine, et surtout à sa capitale, des tours ! Des tours rivalisant en hauteur, en modernisme et en audace avec celles de Hong Kong, de Tokyo et de New-York, pour un grand hôtel international et les bureaux des multinationales.
A ce même moment, se propage un curieux chuchotements dans les allée du pouvoir : on parle d’un chinois, «un vrai chinois né en Chine, mangeant son riz avec des baguettes, parlant le mandarin et plusieurs dialectes de l’Empire du milieu, qui serait devenu le meilleur architecte des États-Unis, en construisant les plus beaux gratte-ciels du monde». Faisons construire au cœur de notre capital par un architecte chinois-américain, la tour la plus haute et le plus audacieuse qui servira de modèle à nos architectes d’aujourd’hui et de demain, pensent alors les Chinois.
C'est ainsi qu'une invitation de Pékin arrive au dernière étage d'un immeuble de Madison avenue, à New York, sur le bureau de l'architecte Ieoh Ming Pei. Et I.M Pei, comme l'appellent les Américains, refuse l'invitation. Son prétexte: il doit passer Noël en famille. « Venez passer Noël à Pékin avec votre femme, vos enfants, leurs femmes et leurs enfants ». Quelques semaines plus tard, ils débarquent ainsi tous, famille très chinoise, belles-filles très américaines, un bébé de cinq mois… Banquet au Palais du peuple, maotai, discours, vive discussion sur l'architecture et enfin commande très officielle : un hôtel gratte-ciel à Pékin. « Je refuse et je refuserais toujours de construire une tour au cœur de Pékin, aux abords de la Cité Impériale. Trop de ville, Paris, Le Caire et Londres ont vu leurs quartiers historiques défigurés par de pâles imitations de nos gratte-ciel américains. Pour moderniser, il n'est pas nécessaire de détruire : la Chine peut se donner une architecture moderne et chinoise à la fois », répond Pei.
Les Chinois pensent s’en doute qu’ils n’ont pas besoin d’un Américain pour leur donner des leçons de tradition et de culture, mais prétextent : «Notre capital est si congestionnée, nous avons tant de gens à loger, tant d’étrangers à accueillir, peu importe le style, il nous faut des tours». Enfin, raisonnement surprenant pour des marxistes : «Le prix du mètre carré dans le centre de Pékin este si cher que nous pouvons nous permettre de construire bas ».
Pour convaincre ses hôtes, il faudra à Pei user tour à tour de sa courtoisie, sa diplomatie, légendaires. Les tours écraseraient, dissimuleraient les vestiges d’une très riche histoire que laisse apparaître aujourd’hui la faible hauteur des édifice de la capitale chinoise. Son obstination l’emporte. Mais pour construire bas, il lui faudra sortir de Pékin.
Pei arpente alors lui-même les environs de la capitale et, au delà du Palais d’Eté, sillonne les fameuses collines de l’Ouest, les Collines parfumées. Il savoure la poésie très chinoise du paysage enveloppé de brumes. Au fond d’un vallon, il s’arrête dans un endroit de rêve. Entouré d’arbres centenaires, un vieil hôtel d’aspect colonial s’y délabre. Coïncidence inespérée, le terrain appartient à la municipalité de Pékin. Pei a gagné, il ne construira pas de tour, mais l’hôtel sera à une heure du centre de Pékin.
À la surprise générale, une décision très rapide est prise par les plus hautes autorités : carte blanche est donnée à l'architecte de New York pour réaliser un « le plus bel hôtel d'Asie ». Pei ne rencontrera jamais les auteurs de la décision. Il reçoit budget – d'abord 12 millions de dollars, qu'il faudra doubler - et accords du « Bureau de Service Numéro Un de la Municipalité de Pékin». L'entreprise désignée pour les travaux s'appelle « l'Equipe de l'Construction Numéro Six ».
Si Pei voulait un retour aux sources, l’édifice qu’il a dessineé lui-même est loin d’être une simple imitation de forme chinoise – pas de toit en pagode ou de colonnes rouges » il s’apparente plutôt à une création d’avant-garde, selon nos critères occidentaux. L’œil découvre de multiples signes d’une assimilation en profondeur de la tradition chinoise. Avant de dessiner, Pei c’est replongé dans les villes de son enfance – Suzhou, Hanshou, Yangzhou. C’est la qu’il décide que les façades de l’hôtel seront en stuc blanc mêlé de motifs en tuiles grises, comme les murs des maisons et les cours où il a grandi. Ailleurs, il s’inspire directement de la forme très particulière des ouvertures d’un ancien palais pour dessiner les fenêtres. Pei devra se battre constamment avec ses homologues chinois, mais gagnera point par point : pas un arbre ne sera coupé, Il n’y aura que quatre étages, des blancs et des gris. Une harmonie nait d’un très subtil accord entre le paysage et l’architecture, entre les arbres et les dessins des façades. Les ombres très chinoises des feuillages sur les murs blancs annonceront les fresques intérieures très abstraites du peintre Zao Wou-Ki.
Les jardins ont toujours été la merveille que se devait toute grande demeure en Chine. Ici, ils seront les plus beaux du monde. Pei veut des pierres-sculptures à la dimension du cadre. On les trouver ? À trois mille kilomètres de là, ans la province du Yunnan, il y a une « forêt de pierre », résultat, il y a quelques millions d'années, d'une étrange formation géologique. Sur une idée folle et malgré le poids de la bureaucratie, deux cent tonnes de ces rochers seront transportés par train à travers toute la Chine, à la stupéfaction des villageois : «Ils transportent maintenant des montagnes !». Ils seront placés un à un sous la férule de I.M. Pei et de Calvin Tsao, pour devenir mes monuments abstraits des jardins et cours intérieurs de l'hôtel.
Un immense plan d’eau servira de miroir à la face noble de l’hôtel. Au fond de ce grand bassin : des pierres, mais pas n’importe lesquelles. Six cents paysans ramasseront des galets gros et ronds comme des oranges au bord d’une lointaine rivière. Pei est habitué aux camions et machines les plus sophistiqués. Ici, ce sont des hommes et des femmes avec leur balanciers, des chevaux et des ânes bâtés qui transportent, tirent et hissent mortier, pierres et poutres. La construction des pyramides.
L’hôtel avec ses trois cent cinquante chambres, s’il doit servir de nouveau modèle à l’architecture chinoise, veut également répondre aux plus hauts standards du luxe occidental : piscine, sauna, salle de bain en marbre, moquette moelleuse, climatisation, boutique etc. Imaginez c’est cadres et ouvriers élevés par la Révolution culturelle dans le culte de l’austérité égalitaire, qui doivent aujourd’hui pour un salaire moyen de deux cents francs par mois, façonner de leurs mains ce lieu de raffinement, réservé de toute évidence aux « very happy few». Et l’on a parlé, sur ce chantier, de contestation, de sabotage. Et même d’une tentative d’assassinat : au moment ou un ingénieur écossais inspectait l’intérieur d’une chaudière, un ouvrier chinois en a déclenché le mécanisme de broyage.
L’atmosphère de ce chantier avec, pendant deux ans et demi, environ mille cinq cents cadres et ouvriers chinois supervisés par une équipe d’architectes chinois-américain et américains-américains de Pei & Parteners, ressemblait à tout chantier du Tiers-monde conduit par des ingénieurs occidentaux.
Ceux-ci se plaignant sans cesse du manque d'efficacité des travailleurs locaux et se gaussant le soir, entre eux, des incidents les plus cocasses de la journée. De même qu'en Afrique, les Noirs américains, ici les Chinois américains veulent d'abord être américains.
Le dialogue de Pei avec les autorités chinoises fut difficile. L’affrontement principal se joua dans le lobby de l’hôtel où Pei voulut placer deux grandes épreuves commandées à Zao Wou-Ki. Zao Wou-Ki, né à Shanghai, travaille à Paris depuis longtemps. C’est un grand peintre, un peintre abstrait. Quel dilemme pour les autorités chinoises, pour qui l’art abstrait symbolise la décadence de l’art bourgeois. Mais comment décrocher les toiles sans perdre la face? Les artistes de Pékin, étouffant dans le carcan académique et officiel, soutiennent Zao Wou-Ki. Ils signent massivement une pétition en sa faveur.
Pendant ce temps, les partisans invétérés des gratte-ciel pour Pékin, battaient en retraite. Un décret était pris, limitant de façon draconienne la hauteur de toute nouvelle construction dans un certain périmètre autour de la Cité interdite. Un chantier japonais pour un immeuble de soixante étages était arrêté. D'autres projets de gratte-ciel, présentés par des étrangers, étaient décommandés. «Si mon refus des tours a déclenché un réflexe de rejet, dit Pei, je considère que ce sera ma contribution la plus importante à la Chine ». C'est qu'il a voulu aussi, c'est un trouver pour la Chine moderne un langage architectural vernaculaire.
Ce chantier a tenu une place très particulière dans l'œuvre de Pei, une place affective. Il y a mis beaucoup d'énergie, beaucoup d'émotion aussi. Il aime répéter : « Je n'ai jamais rien fait de semblable. Tout ici a été nouveau pour moi et je ne sais pas si je recommencerai une telle aventure ». Il est pourtant un grand aventurier de l'architecture.