Pina Bausch et William Forsythe se produisent en même temps à quelques mètres de distance dans les bâtiments jumeaux de la place du Châtelet qui jouent à bureaux fermés. Cette présence des forces vives de la danse constitue un pôle magnétique auquel personne ne résiste, pas même Mikhaïl Baryschnikov, enthousiaste de l’un et l’autre. Stéphane Lissner a réussi un beau coup en trustant William Forsythe et son Ballet de Francfort au Théâtre musical de Paris, pour un semblant de résidence, et Gérard Violette peut se prévaloir d’avoir été le premier – alors qu’il n’était que le collaborateur de Jean Mercure au Théâtre de la Ville – à avoir pris le risque de miser sur Pina Bausch et la troupe de Wuppertal malgré les réactions houleuses des abonnés.
Chacun de ces deux chorégraphes a ses fans, ses inconditionnels, et la confrontation est suivie par des observateurs du monde entier. Si on ne peut parler de match entre ces deux géants à la stature et à l’esthétique différentes, on assiste cependant, à travers eux, à l’affrontement entre deux conceptions opposées de la danse contemporaine. Chez Bausch, prédominent le cœur, le naturel ; chez Forsythe, c’est l’intellect et l’artifice. Pina touche, Billy excite. Mais ils ont en commun un formidable sens théâtral.
Le rituel Bausch
Pour Pina Bausch – 51 ans –, qui a vécu dans l’Allemagne en quête d’identité de l’après-guerre, la danse a été une forme de combat ; l’acceptation de l’héritage expressionniste allemand, transmis par Kurt Joos et le refus du ballet néo-classique soutenu par la culture officielle et fréquenté par la bourgeoisie en plein renouveau économique. Après un séjour à New York qu’elle ressent comme une jungle, Pina, revenue à Essen, commence à jeter la perturbation. Comme Martha Graham en son temps et pour les mêmes raisons, elle récuse le ballet classique, pour lequel elle manifeste un grand respect, et cherche un nouveau langage du corps adapté à son temps et répondant à un désir de communication éperdu de ses contemporains. Réapprendre à danser est son leitmotiv.
Pina Bausch ouvre les années soixante-dix avec des pièces qui vont constituer un scandale permanent. Tout d'abord, elle s'abrite derrière Kurt Weill et Brecht avec une version grinçante et misérabiliste des Sept Péchés capitaux, satire mordante d'une société dominée par les hommes, dure aux femmes, aux marginaux. Accueil houleux en RDA et aussi à Paris, au Théâtre de la Ville, où la critique titre sur «les tétons teutons».
Impavide, la chorégraphe continue à rechercher de nouvelles formes. Comme Reinhild Hoffmann, elle s'inspire de l'opérette – forme très prisée en Allemagne avant-guerre – Komm tanz mit mir et du conte de fées, émanation de l'inconscient collectif, Barbe-Bleue. Mais c'est avec Kontakthof (1978) qu'elle va mettre au point une forme de théâtre danse, enrichie ensuite de pièce en pièce. Elle repose sur une analyse des comportements humains et tout ce qu'ils sous-entendent de désirs, de peurs et de frustrations – ruse et perversité enfantine, hypocrisie et lâcheté des adultes… –, bref tous ces rituels sociaux n'ayant qu'un but, sortir de la solitude, s'imposer aux autres, les manipuler, les séduire. Pour cela, Pina invente un langage du corps sec et précis, décrivant des actions nourries de souvenirs et des réactions suscitées chez ses danseurs dans de véritables psychodrames.
Pina reste attachée à la réalité du quotidien et le quotidien, c'est Wuppertal, cité blafarde, étirée au fond d'une faille d'ombre ; c'est le cinéma désaffecté où la troupe répète, la grisaille d'un monde sans destin. Le public, même s'il rit des gags, des situations insolites, des avatars à la Charlot développés dans les spectacles, se voit confronté à un monde médiocre, des costumes ringards, des comportements miteux qui le renvoient à sa propre existence. Après une période de huis clos, la chorégraphe ouvre l'espace – Nelken, Ahnen. Après une période bavarde – Victor – qui permet bien des gloses sur le théâtre danse, elle revient au silence devant les déferlements de la violence et les menaces de guerre. Sur la montagne, on entendit un hurlement, créé en 1984, raconte la grande peur de l'an 2000, vécue collectivement dans une agitation folle et décadente. Avec Palermo, Palermo – une commande –, la chorégraphe élargit le caractère international de sa vision de l'humanité, symbolisée par sa compagnie composée de danseurs de pays les plus divers s'exprimant dans leur propre langue. Qu'on n'attende pas d'elle une vision idyllique ou folklorique de la Sicile. Après la chute d'un mur symbolisant peut-être le passé, la misère, la mafia, on retrouve l'activité affairée des comportements bauschiens. La ville, on la perçoit à travers les détritus qui jonchent le sol, le chien errant, les carillons fous, le chant des cigales, les processions, la pluie de sable, le climat de violence et surtout la personnalité de Beatrice Libonati, superbement violée par un groupe d'hommes en noir.
Palermo, Palermo rappelle d'abord Kontakthof et ses jeux cruels menés par l'inusable Jan Minarik ; mais la seconde partie révèle une Pina en pleine verve créatrice, revenue à la danse et lui donnant une belle part du spectacle.
L'originalité du ballet de Wuppertal reste le caractère non reproductible de ses œuvres par d'autres compagnies. Sur scène, ses danseurs sont eux-mêmes et identifiés comme tels par le public. D'une pièce à l'autre, ils sacrifient à un rituel d'auto-incarnation. Comme l'écrit Ronald Kay : «Ils ont produit par le seul fait de leur présence ininterrompue un morceau d'Histoire.»
Le vocabulaire Forsythe
L’influence de Pina Bausch a contribué largement à ouvrir l’esprit des spectateurs ; elle a bien facilité les choses pour l’Américain William Forsythe, nommé à la direction du Ballet de Francfort en 1983 et propulsé en quelques années en tête du hit-parade. Né à New York en 1949 en plein essor de la modern dance, du rock et de la comédie musicale, il rencontre la danse classique à l’université. Cours de perfectionnement chez Maggie Black comme il se doit, passage éclair au Joffrey Ballet et il se retrouve en 1972 au ballet de Stuttgart que son compatriote John Neumeier vient de quitter pour le Ballet de Francfort.
Ça carbure ferme chez Billy. Il se lie avec Jiri Kylian, découvre Pina Bausch, fait de multiples escapades à New York où il vit dans une communauté. Tout cela l'incite à tester la résistance du public avec quelques provocations comme Say Bye Bye composé pour le Nederlands Dans Theater, mais aussi Love Song, un affrontement d'hommes machos et femmes soumises, inspiré de Bausch mais aussi de Twyla Tharp. Noureev, toujours à l'affût, lui commande France-Danse boude par le public de l'Opéra-Comique en 1983. Steptext, dansé par le Ballet de l'Opéra de Lyon deux ans après, surprend par le mordant, l'énergie brute de son écriture et sa façon de désintégrer la danse classique. Pour Forsythe, «le vocabulaire n'est pas, ne sera jamais vieux. C'est l'écriture qui date.» Vont suivre des productions insolites, confortées par sa collaboration avec Thom Willems, grand parasiteur de musiques, où il plonge le spectateur dans l'admiration et la perplexité par son style composite et l'ampleur de ses visions, symptôme d'un esprit perturbé.
Dans chacun de ses ballets composés de chapitres indépendants constamment remaniés, travaillés dans l'esprit du «work in progress», on trouve des parties de danse pure, chorégraphies assassines, poussant jusqu'à l'extrême la vitesse et le déséquilibre. Ainsi en est-il de In The Middle, Somewhat Elevated, une séquence de Impressing The Czar qui autorise les classiques à voir en lui l'héritier de Balanchine et le champion du ballet du XXIe siècle en manque de chorégraphes. Mais Forsythe n'ignore rien de la modern dance américaine et peut tout aussi bien gérer un rapport espace-temps à la Cunningham en remplaçant l'aléatoire par l'usage de l'ordinateur – Limbs Theorem. Il peut traiter le conte de fées à la manière des post-postmodernes – La Maison de Mezzo-Pozzo – ou fustiger l'establishment, les conformistes, les savants, dans des épisodes burlesques frénétiques comme New Sleep ou Bongo Bongo Nageala, danse totémique d'étudiants unisexes, cruelles et déchaînées.
Dans son superbe studio blanc de Francfort, Forsythe a la tête dans les nuages. Mais il faut traverser le quartier chaud de la ville pour y accéder et, dans le square, au pied du théâtre, les jeunes se shootent au vu de tous. Brutalité, agression, sexe, mort, Billy respire l’air de son temps et déconcerte son cher public par des ruptures brutales de l’espace, des gargouillis de paroles inaudibles, des parodies de ballets classiques ou des visions de cabinet des horreurs.
Au Châtelet, les 14 et 15 juin, il propose la première partie de The Second Detail, mais déjà, à Francfort en mai dernier, il en a présenté la seconde partie, antithétique, The Loss of Small Detail, où il se laisse aller à son démon de la contradiction. Tout est blanc, lent, axé sur le minimalisme et le répétitif avec une chute de neige venant recouvrir des animaux fantastiques (habillés par Issey Miyake), dans un style léché rappelant assez Bob Wilson.
L'influence de Pina Bausch est présente, surtout dans les mises en scène de William Forsythe où les objets, les décors, comme chez elle, sont inséparables des évolutions des danseurs. Dans Limbs Theorem, ils manœuvrent eux-mêmes leurs lumières. Très Pina aussi, cette manière de provoquer une infinité d'actions toujours manquées, jamais conclues à l'image d'une époque qui vit le non-sens et le dérapage constant. A la différence de Pina Bausch, Forsythe n'est pas un révolutionnaire en quête de nouvelles techniques. C'est quelqu'un en perpétuelle réflexion sur la danse, curieux de tous les systèmes, intéressé aussi bien par Daniel Larrieu que Jan Fabre, auxquels il a passé commande pour sa troupe. C'est aussi quelqu'un qui aime brouiller les pistes par son discours et ses références (Laban, Foucault, Baudrillard, Wittgenstein…), jongler avec les concepts comme un illusionniste, jouer des médias et ne s'en cachant pas : «Bienvenue à ce que vous croyez voir», aime-t-il dire. Que croyons-nous voir ? Peut-être l'œuvre d'un artiste génial, peut-être le plus grand bluff de la danse de cette décennie.