Le North Sea jazz festival est un carrefour. A tous les sens propres et figurés du terme. Carrefour du jazz et aussi… supermarché. Une situation qui trois jours durant, vous met dans la position du consommateur moyen, lequel, poussant son caddie, emmagasine dans son panier le maximum de denrées pour un prix raisonnable. Des «produits libres»: puisqu'il s'agit ici de musique.
Essayez d'imaginer l'affolement qui peut s'emparer de vos méninges lorsque, quasiment au même moment, dans dix salles différentes et à raison de 10 à 12 heures par jour, se côtoie la plus belle panoplie de musiciens de jazz de la planète. une situation plutôt embarrassante lorsque, comme moi, on est branché sur la «rock music» mais quasiment néophyte en ce qui concerne le jazz. Que faire ? Sinon se fier à ses maigres connaissances, suivre l'avis des copains, se remémorer des articles et surtout y aller au pif, en poussant son caddie et en consultant les dépliants gracieusement fournis par la «Paul Acket agency», responsable des agapes.
Je fonce donc. Tête la première et oreilles rétrofusées. Le premier jour je consomme du Count Basie au milieu de sexagénaires cravatés et hollandais qui connaissent tous les morceaux par coeur. En solde, je m'empare de quelques restes de sam Rivers et d'Archie Shepp. J'achète ma dose de fantôme avec le «Mingus Dynasty», de féminisme avec le «Rosa King female all star band», une saxophoniste bluesy, d'Afrique avec l'Africa Djole.
Une première fois je craque. La faim ! Je parcours les différents stands alimentaires qui s'étaient le long des trois étages du Congressbouw de Den Haag (palais des Congrès). Des hommes, des femmes, des jeunes, avalent en riant des harengs nauséabonds accompagnés de pommes de terre. D'autres se délectent de saucisses panées à la mayonnaise ou des salades sous plastique encore la mayonnaise ou… Je finis par dégotter un banal sandwich au jambon.
Je reprends mon souffle, finis ma bière, jette un cil au concert de Pharoah Sanders, change de salle, goûte le talent d'Ella Fitzgerald et reprends ma course folle pour atterrir deux étages plus bas à la carroussel Zaal où le Willie Bobo jazz latino joue une musique suffisamment accessible pour que tout le monde danse.
Plus dans mon élément, et une fois n'est pas coutume, sans changer de salle, j'assiste ensuite au concert de Koko Taylor, «The Queen of the blues» et d'Albert Collins, un bluesman aussi texan et frimeur que possible. Je suis très impressionné par Johnny B Moore le guitariste de Koko Taylor.
Crevé. Je suis littéralement crevé. Il est quatre heures du matin et je fais des emplettes depuis six heures du soir.
Le lendemain après-midi, quand je me retrouve au bar de l'hôtel Bel Air, il est noir de monde et de musiciens. Luther Allison me salue chaleureusement, le percussionniste de Willie Bobo est déjà complétement pété, Sun Ra et ses 20 musiciens, chanteurs et danseurs débarquent de l'autocar pour le plus grand affolement du personnel. Les «Hey man» et les poignées de mains fusent de toutes parts. C'est curieux comme tous les musiciens noirs américains se connaissent. La plupart du temps uniquement parce qu'un jour ils ont joué au même endroit. Des relations d'autant plus intriguantes qu'en général ils s'écoutent rarement les uns les autres. Pour ainsi dire jamais. Une coutume…
Sur les coups de six heures, je reprends mon panier à provision.
J'y mets Luther Allison parce que je l'aime bien, Chick Coréa et Herbie Hancock pour faire semblant d'avoir la classe (en fait je m'ennuie), dix minutes de Dave Brubeck puis, évitant de passer devant les harengs chauds, découvre le délicieux - quoiqu'un peu gras- sandwiches au rôti de porc chaud. Fats Domino n'est pas venu. Malade. Tournée européenne annulée. Je bois une Heineken et me rue vers la salle où doit avoir lieu le gig des Bob Hall Georgie Green Boogie Woogie band. Deux pianistes. C'est en partie pour eux que je suis venu à La Haye. Pour eux et surtout pour leurs accompagnateurs : Alexis Korner (le type le plus fabuleux de l'histoire du rock anglais) à la guitare, Jack Bruce à la basse, et Charlie Watts à la batterie. Pour moi, c'était en quelque sorte l'article promotionnel. Charlie watts dans un festival de jazz !
La musique du Boogie Woogie band ne casse pas quatre pattes à un canard. mais tout le monde est content. Les musiciens, le public et Cousini Joe «special guest» de la Nouvelle-Orléans qui vient chanter quelques insanités en scène.
Dix minutes après; alors que je suis assis, tranquille, au bar des musiciens, un peu à l'écart, il m'arrive une histoire incroyable. Charlie Watts vient s'asseoir.
J'ouvre des yeux ronds comme des billes. Ca le fait marrer. L'air de dire «Ben ouais quoi… et alors?». Causette à propos du blues, de Sugar Blue, de sa maison dans le Gard. Rien que de la causette, pas des questions. Je n'ai pas envie de casser ce moment.
Un connard de journaliste et deux photographes le font pour moi. Magnéto, flashes, interrogatoire stupide. Je regarde de temps en temps vers eux et ris intérieurement : pour tout l'or du monde, je n'échangerais pas leurs places avec la mienne. A la première occasion, Watts se tire.
Je le retrouve un peu plus tard au concert de Rockin Dopsie un groupe «cajun». Il est là avec son pantalon trop large, au milieu de la foule. Simplement.
Après m'être farci les oreilles pendant des années et des années avec du rock'n roll il aura fallu que je vienne à un festival de jazz pour rencontrer un «Stones».
Pour ne pas paraître m'accrocher, je m'éclipse et vais compenser avec un «snack» quelconque. Après avoir traversé un vestibule aux fabuleuses odeurs de graillons, déboulé deux escaliers, heurté quelques buveurs de bière jeunes et ventripotents, je tente de rentrer dans la musique de Grover Washington Jr… et n'y arrive pas (c'est la digestion qui se fait mal. ndlc). Pour Old and New Dreams, Don Cherry, Charlie Haden, Ed Blackwell, Dawey Redman), je laisse mon panier à la consigne. C'est très, très beau. Cette seconde journée s'achèvera sans Sun Ra, car je fais l'impasse sur B.B. King.
Le troisième jour il dit à ses disciples : «Mangez et buvez» (tu penses qu'à ça! ndlc). Ce que je fis en prenant mon premier repas du séjour (du poulet) au restaurant de l'hôtel. Willie Bobo déconne, Ed Blackwell vient serrer la main à Martin Messonier qui est à ma table et nous gratifie d'un sourire. Charlie Haden, végétarien, court après un jus de carotte. Tony Williams arrive. Tout le monde dans les bras de tout le monde et Taj Mahal s'assied à la table voisine, reconnaît Rémy, nous salue, nous cause, semble content de savoir qu'on sera également à Lyon.
Le devoir m'appelle. Il faut coûte que coûte faire comme tout le monde: écouter le plus de groupes possibles, mettre le plus de kilos de références possibles dans son caddie culturel. Je m'ennuie donc à Joe Pass, prends un plaisir extrême avec le Willem Breuker Kollektief (les Spike Jones du jazz), me lasse très vite du nouveau groupe de Tony Williams, tout en constatant qu'il bat toujours aussi bien, fait une tentative pour accrocher à Jan Garbarek (qui joue avec Bill Connors), une semi-impasse sur Taj Mahal car j'aime bien qu'il aille à Lyon le lendemain, j'ai tout de même besoin de me remonter le moral; avant de me faire fermer la porte au nez pour le concert de Lionel Hampton.
La fermeture du supermarché est attendu pour dans trois ou quatre heures, et depuis un moment, je n'en peux déjà plus. Overdose. Je tourne dans les couloirs comme un lion dans sa cage. Prêt à bondir. J'observe les Hollandais endimanchés et satisfaits: il y en a eu pour tous les goûts. Chacun se félicite, sa saucisse ou son hareng goulument tenus à la main, des 20000 spectateurs, et annonce le prochain North Sea Jazz festival. 11-12-13 juin 80.
Je frise la xénophobie (ça vient du foie sûrement, ndlc).
Article initialement publié le 17 juillet 1979.