L’impassible Terre-Mère (Mutter Erde), bronze de 3 mètres de haut qui tient le siège à la proue du grand canal vénitien – devant l’élégant blockhaus dessiné par Tadao Ando pour le compte d’un des puissants de la planète, François Pinault – n’y changera rien : impossible de s’extraire de l’ordre du monde. Les aberrations trumpistes, les affronts de Poutine ou de Nétanyahou et, pour nous, Français, les pitoyables soubresauts de la vie politique, sont dans toutes les têtes. Et les têtes, affreuses, difformes, des têtes de «criminels» ou d’«innocents» (c’est le titre d’un des fameux ensembles sculpturaux présenté ici), impossibles à départager tant elles sont pareillement monstrueuses, sont légion dans l’exposition de Thomas Schütte. Pour un peu, elles pourraient composer le trombinoscope horrifique de notre époque. Ces têtes, qui plus est, toujours au diapason de notre monde qui vacille, où toutes les fondations sur lesquelles nous campions encore il y a peu se sont soudainement fissurées, sont le plus souvent bien mal emmanchées : sur des pics qui les font ressembler à des marionnettes, des trépieds bancals ou des socles de glaise qui les engluent littéralement.
Ainsi chez Schütte, aujourd’hui âgé de 70 ans, ça grimace dur : pour faire peur sans doute, mais aussi, peut-être, parce que son armée d’estropiés, issue d’une lente digestion des difformités contemporaines, est sur le point de se casser la gueule – dans tous les sens du terme. Des colosses aux pied