Après les longs mois de fermeture, les salles de cinéma, de spectacle, les musées, les monuments ouvrent enfin leurs portes avec des systèmes de jauges qui les rendent à la fois accessibles et très rapidement complets. On a pu voir sur les réseaux sociaux les premières files d’attente devant les cinémas dès la première séance, les groupes d’amateurs d’art masqués et au taquet attendant sagement que les portes du Louvre leur redonnent l’accès pour le coup privilégié (des musées d’habitude blindax et là en mode VIP) à ses vastes travées. Libération a dépêché plusieurs émissaires sur le front de ce déconfinement événementiel. Compte rendu évolution au fil de la journée.
A 10 heures, au Mucem de Marseille
«Bienvenue au Mucem. Que c’est bon de se retrouver !» Le message s’affiche en lettres capitales sur les murs du musée marseillais, qui après six mois de fermeture a rouvert ses portes ce matin à 10 heures. Dans le hall, juchée sur un échafaudage, une équipe finit d’installer des oiseaux en origami du designer belge Charles Kaisin. Mais c’est l’exposition de l’artiste américain star Jeff Koons qui concentre l’attention des visiteurs qui ont bravé le mistral pour venir, dès l’ouverture. Charlène postée à l’entrée de l’expo en comptabilise 38 la première demi-heure. «C’est plutôt bien pour un début», souligne-t-elle. A la billetterie, on est sur le pied de guerre pour accueillir «tout le monde dans les meilleures conditions». Si pour les jours prochains la réservation est conseillée, «aujourd’hui on accueille toutes celles et ceux qui se présentent», explique un responsable. Dans la file d’attente, il y a les vacanciers venus de Bretagne, comme Laurent et Michèle, la soixantaine, qui voulaient revoir «cet endroit magique qu’est le Mucem» avant de rentrer chez eux. «Et puis parce que la culture nous a manqué», ajoute Michèle.
Lisa, 30 ans et sa mère, Valérie, 59 ans, viennent de Strasbourg et de Normandie et se sont retrouvées à Marseille pour quelques jours de repos ensemble. «On a fait tout ce qui était en extérieur jusqu’ici. Et la réouverture tombe à pic car aujourd’hui on fait les lieux de culture», explique Valérie. Patrick, Marseillais de 53 ans, est venu à l’ouverture «pour éviter la foule», avant d’affronter les éléments pour aller prendre un café en terrasse. «Je suis en repos le mercredi, du coup ces réouvertures tombent plutôt bien», sourit Claire, travailleuse sociale marseillaise de 36 ans, venue avec son fils de 4 ans. Elle compte tout enchaîner aujourd’hui : musée, resto et verres en terrasse. La totale. Pour Chantal, 20 ans, et Lisa, 19 ans, venir dès la première heure au Mucem est symbolique : «Les musées participent de l’éducation et fermer leurs portes, c’est fermer la porte à une instruction», souligne Chantal. Cheveux en bataille et lunettes embuées, Jean-Claude, 68 ans, a sorti l’appareil photo pour garder un souvenir de l’expo Jeff Koons dont il a déjà admiré les œuvres il y a quelque temps à Versailles. Il enchaînera ensuite avec un ciné. «Car on ne sait pas jusqu’à quand on va pouvoir en profiter», ironise-t-il. Du côté du snack, Salimatou n’a pour l’instant vendu que trois cafés mais les gens sont plutôt sympas : «Je crois que tout le monde est content de pouvoir enfin ressortir pour se cultiver !» S.R.
A 10 h 30, à l’UGC Ciné Cité des Halles de Paris
Le cinéma fait totalement le plein. Les premières séances touchent à leur fin. Laurence, 55 ans, fait partie des premiers spectateurs à retrouver la grisaille parisienne, après un peu plus d’une heure passée devant le film d’animation Josep. «C’était super intéressant, poignant, un sujet que je ne connaissais pas trop», raconte cette coiffeuse, qui a délaissé son salon pour les salles le temps de la réouverture. Autant en profiter. La journée s’annonce chargée, «chronométrée» même : un autre film à 11 heures, puis un à 14 heures et un dernier plus tard dans la soirée, «parce que j’aimerais bien me faire une terrasse entre-temps, aussi». Jade, elle, a choisi cette première séance par défaut. En vacances, cette étudiante de 20 ans est arrivée trop tard pour effectuer sa réservation. Il faut dire que le cumul des entrées de 9 heures du multiplexe parisien dépassait les 1 000 personnes, malgré la jauge de 35 % seulement autorisée à l’intérieur des 27 salles. Jade : «Il y a tellement de choix qu’au final, ce n’est pas grave. Rien que pour les sensations, on sent la différence entre regarder un film à la maison et au cinéma. On ressent plus de choses ici que seule, sur un petit écran.» Antoine ne dit pas le contraire. Débarqué là parce qu’il ne bossait pas, et de peur que «ce soit l’orgie plus tard dans la journée et les jours qui viennent», le quadragénaire avoue ne même pas connaître le titre du film qu’il vient d’aller voir : «Honnêtement, j’ai pris le premier qui passait.» Il reprend son ticket, sur lequel figure ledit titre le Dernier Voyage. «C’était quand même moyen. C’est sûrement la première et dernière fois que je fais ça, mais c’était histoire de marquer le coup.» R.M.
A 11 h 24, au musée du Louvre
Rihanna is in da Louvre. Devant les Noces de Cana, chef-d’œuvre monumental de Véronèse, Rihanna mesure sa chance. La jeune Américaine de 22 ans est arrivée en France cet automne. Elle avait à peine eu le temps de visiter le musée d’Orsay avant que le gouvernement n’annonce la fermeture de tous les établissements culturels pour freiner l’épidémie de Covid-19. «Je repars la semaine prochaine, je vais faire en quelques jours tout ce que je n’ai pas pu faire en quelques mois», glisse-t-elle avec enthousiasme. Des années que cette passionnée de culture française attend de découvrir la Liberté guidant le peuple, exposée à quelques pas : «J’étais frustrée de ne pas pouvoir profiter des musées, c’est une partie importante de la France !»
Nasser, étudiant en première année de cinéma à Paris 1, était lui aussi très impatient : aujourd’hui il peut «découvrir enfin en vrai et pas sur un écran» les œuvres qu’il étudie pendant son cours d’histoire de l’art. «Je suis partagé entre la joie de revenir au musée et le sentiment bizarre de me dire qu’on a réussi à vivre sept mois sans culture alors que c’est si important. Ça faisait partie de mon quotidien» avant le reconfinement des lieux culturels, glisse-t-il à voix basse. Mais, mis à part la foule de journalistes, les grandes allées sont presque vides. Les touristes étrangers, qui représentent en temps normal 80 % des visiteurs du musée, sont encore bloqués dans leur pays. Alors forcément, les amateurs savourent l’instant. Une sexagénaire peine à baisser sa tête : des mois qu’elle attendait de pouvoir découvrir la rénovation du plafond du salon carré. A côté, une dizaine de tableaux de la salle rouge, absents pendant quelques mois, ont été raccrochés. Ils avaient été enlevés pour permettre le déplacement des gigantesques Scènes des massacres de Scio, de Delacroix, afin qu’il soit restauré. Lui aussi a été raccroché en février mais Eric, un habitué du musée, ne l’avait pas encore vu. Il n’en revient pas. La dernière fois, il était encore jauni par le temps. Désormais, il resplendit de lumière. J.D.
A 11 h 45 au LaM, musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq
Des enfants batifolent dans le parc devant la Femme aux bras écartés, une statue de Picasso : c’est mercredi, et le LaM, le musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq (Nord), s’offre une réouverture joyeuse. Marie, 44 ans, enseignante, a emmené ses jumeaux de trois ans, Lucas et Elliot, heureuse de sortir de chez elle : «Ce n’est pas revivre, car je n’étais pas morte, mais ça me fait vraiment du bien de revoir les œuvres, de me remplir.» Elle a choisi le LaM pour son côté non-formel, même si elle a prévenu les enfants avant de venir. «C’est pas bien, dit Elliot. Il y a des gens qui dit (sic) non, non, non, il ne faut pas toucher.» Mais il trouve jolies les peintures de Giorgio Griffa, aplats de couleurs pastel, sur des étoffes légères ou épaisses.
Margot, 21 ans, étudiante en psycho-motricité, apprécie aussi : «C’est assez féerique, j’aime beaucoup l’utilisation du jute, le matériau donne un côté sensoriel.» Elle rêvait de venir au LaM depuis un moment, et pas de cours ce mercredi matin, elle a sauté sur l’occasion. «Les musées, c’est peut-être ce qui m’a le plus manqué. C’est un lieu à part, qui permet de se ressourcer.» Anne-Marie, 71 ans, et Henri, 69 ans, viennent en habitués, pour la promenade, même si Henri râle sur l’art moderne. «Il y en a qui ont vécu toute leur vie sur deux ou trois coups de pinceau.» Cécile, 50 ans, médecin, s’est déplacée pour l’exposition Modigliani, sur l’analyse scientifique de ses techniques. Tout lui a manqué : «Le contact avec les œuvres, flâner dans les allées. C’est une bouffée d’oxygène.» S.M.
A 13h12 à Paris au Centre Pompidou
«C’est si beau, si joyeux de voir le musée reprendre vie !» Marcella Lista jubile. Conservatrice en chef du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition consacrée à l’artiste germano-nippone Hito Steyerl, elle a vu les premiers visiteurs arriver dès la réouverture du musée dans le coeur de Paris, à 11 heures. Pour son premier jour, la rétrospective Steyerl affiche 70 % de taux de réservation et l’exposition plus grand public consacrées aux apports des artistes femmes à l’abstraction est quasiment complète. Baptiste et Clément, 24 et 23 ans, tous les deux étudiants en histoire de l’art, tenaient à être là «dès le début». «C’était très difficile de travailler sur un objet auquel on a plus accès», soufflent-ils.
«Et puis l’art a toujours été un moyen de nous émanciper. Aller au musée, c’est prendre le temps de réfléchir, de ressentir… Il y a quelque chose de très instinctif qu’on a un peu perdu», glisse Clément en long manteau kaki et baskets léopard. Comme la plupart des visiteurs présents mercredi, ils sont des habitués du lieu. Pour Philippe et Filippo, un couple franco-italien de 46 et 57 ans qui habite en face de Beaubourg, venir fêter la réouverture des musées ici était «une évidence» : «On adore cet endroit, son dynamisme, sa beauté… C’est un temps suspendu qu’on n’avait plus.»
Acko, artiste peintre, ne cache pas sa joie en découvrant les œuvres de l’exposition intitulée «Elles font l’abstraction.» «J’ignorais que des femmes artistes avaient travaillé sur l’abstraction dès le XIXe siècle, c’est incroyable», lance-t-elle. Cette quinquagénaire à la voix fluette a déjà réservé «des tonnes» de billets d’exposition pour les prochains jours. «Les musées me nourrissent intellectuellement. C’est bien de lire des livres chez soit mais au bout d’un moment on a besoin de voir les oeuvres en vrai, de les ressentir… Je suis très émue de retrouver ce bonheur.» J.D.
A 14 heures - Les cinémas du Quartier latin à Paris
Les salles grand public ne sont pas les seules à fonctionner à plein. Leurs homologues plus confidentielles du Quartier latin, à cheval sur les Ve et Ve arrondissements, accueillent des habitués soulagés de pouvoir reprendre leur routine. Une quinzaine de personnes patientent ainsi le long du Champo, lieu historique du septième art parisien. En tête : Claudine, 82 ans. Prête à entrer, elle a fixé pendant de longues minutes les les films à l’affiche. «C’est le jour tant attendu», se réjouit l’octogénaire, qui avait pour habitude de se rendre «au moins trois fois par semaine», dans une salle d’art et d’essai du quartier. Une quinzaine de mètres plus haut, dans la rue Champollion, Yohei et Naha, 33 ans, ressortent du Reflet Médicis où repassait India Song de Marguerite Duras. «J’aime bien être dans le noir, c’est toujours une expérience qui m’est chère, le silence collectif, aussi… Tout ça me manquait.»
Sous la devanture, Jean-Marc Zekri, directeur de l’établissement, se félicite du retour des cinéphiles. D’autant que la matinée est réussie : l’affluence – une trentaine d’entrées – est trois fois supérieure à la normale. «Depuis le premier confinement, un public très jeune commence à venir en masse», note le patron des lieux. Des jeunes comme Nissim, 19 ans, venu plutôt «supporter la Filmothèque [du Quartier latin]», encore plus haut dans la rue. Ou Nikolaj, Danois de 23 ans, qui a opté pour le Château de l’araignée, film japonais de 1957, même si c’était «difficile de tout comprendre» avec les sous-titres en français. «Et parce que j’ai dormi un peu, aussi !» R.M.
A 16 heures, dans le Marais des galeries
Après le déjeuner, les passants semblent digérer leur repas en terrasse en savourant le moment – les tables abritées sont bondées – plutôt qu’ils ne poussent la porte des galeries d’art contemporain. Dans le Marais, où la concentration de galeries au mètre carré s’est accrue ces dernières années, les espaces d’exposition restent calmes comme un mercredi après-midi traditionnel. Chez Marian Goodman, rue du Temple, le vigile dépêché pour l’occasion depuis le succès de l’exposition de Christian Boltanski popularisée par TikTok, ouvre gentiment la porte. Rompu aux réservations sur Internet, le public a visité l’expo de Hiroshi Sugimoto en matinée et les inscrits sont nombreux pour les jours à venir.
A la GalleriaContinua, c’est A bras ouverts (titre de l’exposition de groupe avec Kader Attia et Etel Adnan) que l’on vous accueille. Une jeune hôtesse très aimable fait la visite dans ce drôle de supermarché de l’art où l’on se prépare à un tout petit vernissage VIP pour la reprise. Juste en face, séance photo décontractée à la galerie Sabine Bayasli où l’on montre des peintures de paysages avec herbes folles et soleil couchant. Rue Chapon, la belle exposition de groupe Dans l’œil de Daniel Pommereulle chez Christophe Gaillard attend patiemment que l’on vienne découvrir une constellation d’artistes inventifs. Elle fait joliment écho aux délicats mobiles de Nicolas Darrot à la galerie C, juste en face. L’avertissement «capacité maximale de 12 personnes à l’intérieur» collé sur la vitrine de la Galerie Christian Berst, passage des Gravilliers, invite à entrer dans le lieu encore vide.
Les dinosaures et jouets en plastique de l’artiste d’art brut Franco Bellucci ne risquent pas de bouger : ils sont emmaillotés dans des pelotes de fils, de tuyaux d’aspirateurs ou d’arrosage. Tous les galeristes attendent plutôt le weekend pour l’affluence. Contrairement à cet hiver où ils avaient pu rester ouverts entre les confinements et attirer la lumière, ils savent qu’ils ne sont plus les seuls à montrer de l’art, maintenant que les musées rouvrent. Ils comptent aussi sur l’événement Paris Gallery Weekend du 3 au 6 juin, avec une ouverture dominicale, pour se donner un air de fête. C.M.
A 17 heures au Cinéma Le Fourmi à Lyon
Philippe et Marie-Odile ont déjà acheté leurs places pour Josep et guettent une amie devant la Fourmi, petit cinéma Art et essai du IIIe arrondissement de Lyon. Sempiternelle question, comme avant : «On l’attend ou on va dans la salle pour avoir une bonne place ?» demande Marie-Odile à son époux. Les sexagénaires, qui habitent tout près, allaient d’ordinaire «presque une fois par semaine» voir un film. «On est là parce que c’est un plaisir, une envie, on était frustrés», dit Philippe. Depuis la fermeture des cinémas en octobre, ils ont «lu encore plus». Marie-Odile a «vu un peu de séries, mais ce n’est pas la même chose, on est de la vieille école, on veut des salles obscures». L’amie arrive, ils filent salle 3 pour occuper à eux seuls un quart des douze places permises – le tiers de la jauge habituelle.
Sur le trottoir, Geneviève, 20 ans, étudiante en éco-gestion, attend elle aussi. Elle a prévu avec sa colocataire une «séance entre copines» pour voir Eté 85 de François Ozon. Pas question de laisser passer le premier jour de la réouverture des salles : «Je vais être jalouse si je vois les autres y aller et pas moi.» Mais, question de priorité, elle est d’abord allée boire un verre en terrasse avant de rallier le ciné. Pendant le confinement, la jeune femme s’est rabattue sur la télé, sans conviction : «Il n’y a pas des trucs de ouf et au bout d’un mois, Netflix, ce n’était plus gratuit.» Et si le film ne l’emballe pas ? «Si, c’est obligé, tout le monde est heureux aujourd’hui.» M.D.