C’est une triste bande que forment les unes à côté des autres des peluches dépenaillées fixant l’objectif, peinant à afficher ce qu’il leur reste de mignonnerie après avoir encaissé tous les caprices chagrins et câlins de leur jeune camarade de jeu. Et le portrait de Mike Kelley, incrusté dans un coin, ne réchauffe guère cette vision collective de l’enfance. L’artiste apparaît là en adolescent boutonneux, cheveux longs gominés s’évasant sur la nuque, le cou engoncé dans un col de chemise qui le gêne aux entournures. Intitulée Ahh… Youth !, comme un soupir de désillusion, l’œuvre, dont Sonic Youth plaça un des éléments en couverture de son album Dirty, permet de tirer le fil effiloché de l’exposition que la Bourse de commerce (en attendant une itinérance internationale) consacre à l’Américain, suicidé à 57 ans, en 2012. Parce qu’elle est faite de rebuts abandonnés, incarnant mollement une jeunesse pas douillette et ce que celle-ci laisse derrière elle, sans se retourner. Le travail de Kelley, aux formes si peu orthodoxes (tout est bon pour faire œuvre tant que cela fuit le cadre des genres établis) consiste en partie à se remémorer les objets du passé en les retournant comme un gant. Ainsi, les vraies poupées sont-elles cousues les unes aux autres, éventrées, sacrifiées, éviscérées, en un amas informe, dégoulinant jusqu’au sol où un doudou serpent rose veille au grain, semblant attendre la prochaine victime. Ailleurs, elles s’agglutinent comme des mouches, sens dessus dessous, sur une couverture en tricot, formant un tableau aux couleurs criardes qui coupe le fil avec la tradition américaine de la peinture expressionniste abstraite. En lieu et place des vigoureux coups de pinceau, des peluches amochées à la laine rêche.
Le grand art américain, avec sa fierté et sa virile noblesse, hérisse le poil de Mike Kelley dès ses études entamées à Detroit, sa ville natale, qu’il quitte sans regret, en même temps que sa famille à la fin des années 1970, pour Los Angeles et Cal Art. Dans cette école d’art pas si fermée que d’autres, il déniche malgré tout des verrous à faire sauter. En se livrant à des performances pathétiques : déguisé en Banana Man, il incarne un superhéros de pacotille taraudé par le doute et la conscience de sa nullité. Simultanément, il donne les premiers concerts foireux de son groupe, Destroy All Monsters, composés de musiciens incapables (et recrutés pour cette raison-là dans les couloirs de l’école) qui échouent, exprès, à retenir dans la place un public exaspéré par le tintamarre de fausses notes, lointain écho des happenings dadaïstes, qu’émettent des instruments faits maison.
Une marque de fabrique chez Kelley que le fait maison, fait main. Il y trouve le moyen, le chemin pour se détacher des formes artistiques modernes qui le barbent et le brident, pour se rapprocher des manières de faire œuvre en amateur. Alors, pour son diplôme, il cloue des planches pour fabriquer des nichoirs, élevant comiquement ce bricolage au service des oiseaux et au rang d’art conceptuel, critique des idéologies dominantes. Gothic Birdhouse empile des couches et des couches de toits sur le nichoir, pour mimer la prétention spirituelle et ascensionnelle du bâti gothique. Reste que ces toits empilés surchargent la cabane et l’aplatissent, sans tenir la promesse d’une quelconque élévation. Ce qui frappe dans ces œuvres du début, c’est l’audace du jeune homme à ne pas rentrer dans le moule, le nid, les normes, si calées, si pesantes, si établies. Celles de l’art américain, de ses aînés et des institutions éducatives qui ont tenté de le dresser. En produisant l’effet inverse car Kelley, indécrottable rebelle, a continué à emprunter des chemins de traverse. Qui l’ont conduit tout en bas, au fond du trou, à bonne distance du bon goût. Il détourne les banderoles en tissu que placardent les églises sur leurs façades œcuméniques pour y inscrire des incitations à la désobéissance. Puis il continue à fourailler, à triturer, à travailler au corps la mémoire – la sienne et celle de sa génération – dans une visée cathartique : faire en sorte que sortent ces pensées, traumas et non-dits qui font des nœuds à l’estomac et restent invisibles et inadmissibles aux yeux d’une société trop bien-pensante.
Dès lors, tout cela qui reste sous cape mais que travaille Kelley au corps advient dans son œuvre sous la forme imprévisible d’images spectrales. Dont ces photographies de lui-même, exhalant par le nez, la bouche et les oreilles des bouffées cotonneuses figurant l’âme d’un autre fantomatique. La figure du fantôme plane sur l’expo jusqu’au bout, mais on ne la repère que grâce à sa texture. L’art de Kelley est tout sauf lisse. Pleines d’aspérités, de grumeaux, de bosses, ses œuvres inspirées de la pratique populaire canadienne du Memory Ware, qui consiste à engluer dans le ciment des babioles personnelles qui immortalisent votre histoire dans la roche. Kelley en fait une forme d’album faussement biographique, collant dans la glu cimenteuse, ce qui lui tombe sous la main. Ce qui manifestement l’attire là, c’est ce matériau minéral où la mémoire patauge. Prêter corps et chair, masse et matière à la mémoire, à l’être, à l’art, c’est ce qui donne le poids de cette expo Kelley à la Bourse de commerce. Y compris quand, en fin de parcours, il entreprend de reconstituer l’architecture des bâtiments qui ont abrité, structuré et dirigé son éducation. Le plan de la ville de Detroit, indiquant les lieux par lesquels il est passé, finit en bouillie de papier-carton, l’artiste n’ayant pas eu la patience de refaire son chemin de croix à l’envers. Mais dans l’exposition, sous la rotonde, se dresse une installation, point de fuite futuriste, évanescent et bouillonnant comme le cratère réveillé d’un volcan. Y sont réunies les maquettes en résine, couleurs acides et translucides, bleu turquoise, rose bonbon ou vert nucléaire de Kandor City, ville natale de Superman. Un autre superhéros en mal de raisons d’être dont Kelley se charge ici de réveiller la mémoire à coups de potions gazeuses, chimiques, pétillantes, infusant sous cloches et en vidéos. Ne sort de ce sortilège musical qu’un souffle électro sans grande portée. Mais le sort en est jeté : l’art de Mike Kelley, ce n’est de toute façon que du vent, porteur.
Mike Kelley, Ghost and Spirit, à la Bourse de commerce, jusqu’au 19 fé́vrier 2024.