Voici le «nouveau visage de la photophilie», écrivait Clément Chéroux, conservateur en chef pour la photographie au MoMA : le livre de photographie ! A l’occasion de Paris Photo, la Photobook Review d’Aperture, journal américain spécialisé dans les livres photo, décrivait ainsi le boom «historique» du livre photo des vingt dernières années : 300 maisons d’édition supplémentaires auraient été créées. Pléthore de choix donc, dans le monde des images. Libération a sélectionné dix ouvrages singuliers repérés cette année, malgré les pénuries de papier. A mettre sous le sapin ou à dévorer de suite.
Un petit verre de kitsch
Paparazzi est un bidonnant petit livre du duo d’artistes Mazaccio et Drowilal qui rassemble des collages de célébrités sur fond de banquises, plages ou parkings d’hypermarché. Dans des montages kitsch et glitch, qui se jouent de l’esthétique internet et des mises en pages bas de gamme de la presse people, la force de Paparazzi est de repérer les us et coutumes des vedettes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau, avec leurs boots Ugg et leur gobelet Starbucks, à des moutons de Panurge.
Paparazzi de Mazaccio & Drowilal, éd. RVB Books, 128 pp., 25 €.
Têtu comme un mulet
Trois Néerlandais, Joost Nijhuis, Daniël Heikens et Rein Langeveld, ont arpenté les quartiers de La Haye, troisième ville des Pays-Bas, en quête d’une spécialité locale : la coupe nuque longue-côtés rasés. Ils en ont tiré une somme photographique en forme d’hommage à ce style populaire qui fait la fierté de ceux qui l’arborent. Le livre est devenu un phénomène d’édition avec 4 000 exemplaires écoulés, fait rare pour un livre de photographie aux Pays-Bas. En France, The Mullet Atlas a bénéficié d’un bouche-à-oreille favorable pendant la semaine de Paris Photo. La prégnance du mulet à La Haye s’explique, selon les auteurs, par une survivance du style des années 70 et 80, initiée par l’album Ziggy Stardust de David Bowie et par le chanteur Bono de U2. Mais aussi par la popularité du FC Den Haag, le club de football local. Aujourd’hui, les deux photographes aimeraient documenter ce phénomène planétaire, qui se célèbre dans des festivals, en France, aux Etats-Unis ou en Australie pour en faire un atlas mondial qui pousserait jusqu’en Chine ou au Canada.
The Mullet Atlas of The Hague de Joost Nijhuis, Daniël Heikens et Rein Langeveld, livre en anglais et néerlandais, Lecturis, 45 €.
Retour au Terre-Terre
Feuilleter Cloud Physics de Terri Weifenbach, c’est toucher la nature du bout des doigts : page après page, forêts, arbres, fleurs, libellules, mouettes, nuages défilent dans un long travelling émerveillé. Des gros plans d’écorce et des paysages enneigés, des vues de ciels limpides et des cimes où se balancent les lichens, des éclairs nocturnes et des flammes endiablées décrivent un monde à la faune et à la flore intactes, où chaque goutte d’eau, traversée par le soleil, mérite un regard. Sous l’objectif de la photographe américaine, née à New York, élevée à Washington et résidente parisienne, la terre semble s’en donner à cœur joie. Il y a même des enfants qui nagent la brasse dans une eau noire et un petit faon qui sommeille. Au cœur des pages, Terri Weifenbach fait aussi le portrait d’étranges instruments de mesures (radiomètre, pluviomètre, photomètre, spectromètre ou Total Sky Imager) qui permettent d’observer le changement climatique et prendre le pouls de la planète.
Cloud Physics de Terri Weifenbach. Editions Xavier Barral, 216 pp., 45 €.
Portraits de caractère
Ce catalogue de l’exposition de la photographe afro-américaine s’avère un immense travail photographique où les modèles noirs crèvent les images dans un miroir esthétique et politique. Ses mises en scènes sont le fruit d’un méticuleux travail qui combine improvisation, casting sauvage et construction savamment orchestrée de l’espace. Parés de costumes, ou dénudés, chorégraphiés dans des poses graphiques, les modèles de Deana Lawson regardent presque tous l’objectif, conscients de leur présence à l’image. L’accumulation de tous ces portraits d’hommes imposants, de femmes puissantes et de familles ou couples assortis, photographiés aux Etats-Unis, à Haïti, en Ethiopie ou au Congo, dessine la grande famille afro sans frontière dont Deana Lawson se sent issue. Après la belle monographie d’Aperture, voici Deana Lawson, le catalogue d’une exposition à Boston, livre plus abordable mais tout aussi riche sur le travail de l’Américaine. Et surtout très documenté.
Deana Lawson de Deana Lawson, Mack, 144 pp., 40 €.
Esprit (de Noël), es-tu là ?
Spécialiste de l’histoire des techniques, le journaliste Philippe Baudouin s’intéresse à leurs corollaires – l’occultisme et le spiritisme. L’album Surnaturelles recense 25 trajectoires de femmes médiums. Sur les photos : des visages exaltés et des séances de spiritisme. Le portrait de Jeanne Melec, l’écouteuse des morts, assise sur une tombe dans un cimetière, est saisissant. Dans ces troublants clichés avec trompettes spirites en lévitation et ectoplasmes régurgités, le corps féminin, obscène et convulsé, devient l’objet de tous les maux. Nouvelles sorcières, les médiums ? Grandes malades ? Folles à lier ? Ces visuels évoquent étrangement l’iconographie des hystériques du docteur Charcot à la Pitié-Salpêtrière ou des séances de bondage. Se joue dans ces images transgressives une forme d’exorcisme du corps féminin : lieu mystérieux et monstrueux de la naissance, il est aussi un corps symbolique opprimé dans un monde masculin.
Surnaturelles. Une histoire visuelle des femmes médiums de Philippe Baudouin, Pyramid, 176 pp., 29 €.
Fondus du paysage
ARN Vol1, premier imprimé de l’entreprise photographique titanesque de Nelly Monnier et Eric Tabuchi vient de paraître : l’ouvrage immortalise, en photos, treize régions naturelles françaises à travers l’architecture de leurs bâtiments et leur rapport au paysage. Il marque un tournant dans la concrétisation de ce projet fou, celui de documenter les 500 régions naturelles françaises – découpe ancienne du territoire basée sur la géologie des sols. Et ce livre qui emprunte le format allongé d’un gros guide touristique est assurément un des opus photo les plus importants de l’année 2021.
Dans treize régions naturelles (la Beauce, les Cévennes méridionales, le Faucigny, le Forez, le pays d’Ouche, les Hautes Vosges lorraines…), les contours d’une France complexe se dessinent : celle des particularismes régionaux avec granges en bois, chalets montagnards, maisons à colombages, églises en briques, amers, et celle d’une modernité déjà désuète avec piscines verticales, boucheries chevalines, bureaux de tabac paumés, HLM disgracieux et terrains à bâtir comme s’il en pleuvait. Le regard plein d’empathie des photographes dresse un portrait à la fois sensible et comique du pays : à la fois typologie de la banalité, annuaire du folklore et catalogue des architectures ratées, l’ARN porte un regard neuf et objectif sur la France en marge des grandes villes.
ARN Vol.1 d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier. Co-édition Poursuite et GwinZegal, 384 pp., 39 €.
Visages comme une image
Alors que la Maison européenne de la photographie à Paris consacre une très belle rétrospective à l’œuvre de Samuel Fosso, la monographie publiée par Steidl en 2020 et traduite en français en 2021 fait figure de catalogue adéquat puisqu’elle rassemble les séries les plus importantes de l’artiste. Fondateur de son studio photo à 13 ans en République centrafricaine, célèbre pour ses autoportraits d’archétypes et de personnages célèbres, Fosso est aujourd’hui un monstre sacré de la photographie africaine. Ce caméléon aux mille visages, né en 1962 au Cameroun et découvert en 1994 aux premières Rencontres de Bamako (Mali) a passé outre la tradition de la photographie de studio des maîtres Seydou Keïta et Malick Sidibé pour développer son langage personnel. Abordant l’autoportrait comme une pratique conceptuelle, Fosso a conçu un projet photographique inédit, à l’échelle d’une vie, où son corps qu’il considère comme miraculé après une enfance extrêmement difficile, exprime la survie dans un jeu de rôles où s’immiscent l’histoire, l’amour, la mode et la religion.
Autoportrait de Samuel Fosso. Co-édition Steidl et The Walther Collection, New York. 352 pp, 85 €.
Un ouvrage très danse
Il fallait l’imaginer, cette «dancyclopédie» en forme de pavé dans la mare ! Universal Tongue d’Anouk Kruithof célèbre la danse à l’ère d’Internet. Fascinée par les vidéos de danse en ligne, l’artiste néerlandaise a conçu une immense installation composée de 8 800 vidéos. Mais aussi cet étonnant livre qui ressemble à une grosse brique. A l’intérieur, chaque page décrit une danse illustrée d’une photo prélevée sur internet : on y découvre l’«oromo dance» pratiquée en Ethiopie, le «Zwiefacher» en Allemagne, la «parasol dance» au Japon, le «boogie-woogie» ou le classique boléro espagnol. Un livre somme, fascinant à consulter frénétiquement alors que les boîtes de nuit sont fermées et les fêtes proscrites.
Universal Tongue d’Anouk Kruithof, Art Paper Editions, 2 008 pp., 50 €.
Enivré de famille
Voici un petit bijou, plein de lumière et de tendresse. Riche et singulière, l’œuvre du photographe japonais Issei Suda (1940-2019), diplômé du Tokyo College of Photography en 1962, est peu connue en Europe. Sous son objectif, la rue japonaise prend des allures de théâtre surréaliste. En 1991-1992, le photographe exploite toutes les potentialités de l’appareil Minox, un appareil si minuscule qu’il est utilisé par les espions. De manière compulsive, Issei Suda mitraille sa femme et sa fille pour livrer un journal intime d’une extrême sensibilité. Dans des images noir et blanc d’une rare intensité, la joie de vivre – les larmes parfois – et la candeur emplissent le cadre d’une vie familiale qui ressemble à un âge d’or à jamais disparu.
Family Diary d’Issei Suda, éd. Chose commune, 176 pp., 40 €.
Steppes it up
C’est un livre intriguant au format guide touristique : saviez-vous que, jusqu’en 1951, une ville appelée New York existait à la frontière de l’Ukraine et de la Russie, dans cette région du Donbass revendiquée par le géant russe depuis 2014 ? C’est une bourgade industrielle, à 4 kilomètres de la ligne de front, que documentent le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien Gobert. Fondée par des aristocrates russes au XIXe siècle, la ville a autrefois été un modèle de développement et d’industrie dans le bloc de l’Est. Aujourd’hui, elle s’appelle Novhorodske et il ne reste que des ruines de ce passé prestigieux. Le duo de journalistes scrute les mornes steppes alentour, s’attarde sur des objets du passé (vieux passeports, tuiles en terre cuite, pain d’épices, sac en plastique…), s’immiscent dans les intérieurs pour raconter ce monde englouti peu comparable à son homonyme américain. Une invitation au voyage documentée et originale dans un monde postsoviétique fascinant de mélancolie.