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Libération
Valeur marchande

Expo : avec les employés d’Emmaüs, l’artiste Pauline Bastard parodie le marketing du luxe

Après quatre ans à arpenter le magasin et l’entrepôt d’Emmaüs à Grenoble, l’artiste propose des œuvres créées avec des travailleurs en réinsertion dans une exposition malicieuse autour de la seconde main.
Extrait de «Bonne Journée» de Pauline Bastard. (Pauline Bastard)
publié le 16 septembre 2024 à 13h16

A quel point ressemble-t-on à nos objets ? Ceux qu’on se choisit patiemment finissent-ils par avoir plus d’épaisseur que nous ? Dans les Choses, Georges Perec explorait le point limite de la société de consommation et tirait déjà maintes métaphores ontologiques du motif de la brocante. C’est avec ce livre mythique que semble aujourd’hui dialoguer l’exposition de la géniale Pauline Bastard, qui ouvre dans «Bonne Journée» un vaste pan social et politique à la discussion. Par exemple : qui sont les gens qu’une société considère «sans valeur» comme on le dirait d’une paire de groles ? Peut-on être un individu «bon marché», «recyclable», «upcyclé» comme la chaise longue de mémé ? Evidemment, si l’on écrit «géniale» pour qualifier l’artiste, c’est que la morale de son histoire n’est jamais ostentatoire. On la déduit simplement de l’élégante ironie de cette œuvre collective en forme de pied de nez discret et amusé aux codes du marketing d’objet.

Minutie et patience

Pauline Bastard a arpenté pendant quatre ans les couloirs du magasin et de l’entrepôt d’Emmaüs Grenoble. Là-bas, elle a photographié le flux infini de commodes, sacs à main, repose-pieds dont on ne veut plus, issus de dons pour être revendus. Elle a peu à peu rencontré les travailleurs en réinsertion qui collectent, trient, remettent sur pied avec minutie et patience tous ces rebuts. Avec eux, elle a peu à peu imaginé des shootings parodiques qui font bugger la chaîne de fabrication habituelle du commerce. Ici, un vieil autoradio photographié sur un tissu en satin rose joue le rôle d’objet précieux dans un écrin de luxe. Là, un homme prend la pose lascive des mannequins slip dans un smoking de seconde main. Tous les codes de mise en scène de la valeur marchande y passent : éclairage, cadrage, positions des mains. On les admire à l’entrée dans le catalogue de vente qui n’est pas à vendre.

Dans les petits espaces de la galerie 22,48m² de Romainville, structure qui représente désormais l’artiste, les supports des films et des photos proviennent eux aussi des magasins Emmaüs. Et l’accrochage lui-même participe de la narration souterraine, obligeant l’œil à s’y reprendre à deux fois, à s’approcher de ce mini-téléviseur auquel jamais nous n’aurions prêté attention, et qui diffuse un autre film. Dedans, les employés d’Emmaüs jouent à dormir, sur les différents canapés remisés dans l’entrepôt, rêvant peut-être d’être les sujets d’une exposition étrange qui les placeraient en personnages principaux d’une grande farce.

Avec les moyens du bord

Il fallait bien que Pauline Bastard atterrisse un jour là-bas, chez Emmaüs, ou sur un vide-grenier, elle qui semble triturer cette notion de «seconde main» de mille et une façons. Derrière chacun de ses projets, une nouvelle manière de «se faire passer pour» avec les moyens du bord. Par exemple, Libé avait pu vanter son film qui faisait rejouer à l’oreillette, à des quidams, les discours des candidats à la précédente présidentielle. Aujourd’hui, dans la dernière salle de l’expo, on peut admirer celui sur les JO de seconde main, dans lequel des personnes lambda rejouent les cérémonies d’ouverture avec du papier crépon, dans des gymnases génériques ou dans le stade d’Athènes abandonné après que la ville y a accueilli des épreuves olympiques. L’original et sa copie. Le rôle social et ses masques un peu pourris. Décidément, sous son regard, l’art du théâtre donne toute sa fantaisie.

«Bonne Journée» de Pauline Bastard, jusqu’au 26 octobre à la galerie 22,48m², Romainville.